Après la lecture de Purge, je reste un peu sonné. C'est un peu comme si j'avais fait un long rêve dans un univers totalement étrange satanique et glauque. Un voyage dans le monde de l'enfer, mais pas un enfer chaud, un enfer glacé où les cœurs et les corps gèlent lentement, lentement comme la mer prise par les glaces.
L'approche du destin individuel de deux femmes opprimées, violentées, torturées, qui portent de manière indélébile la trace de la souillure première, mais fondamentalement rebelles et cachant au fond d'elles mêmes les ressources qu'apporte la force dernière du désespoir.
Les hommes font la guerre, dans un camp ou dans un autre, les femmes ne font pas la guerre mais elles dépendent tout entière des hommes, par amour pour l'une, par soumission pour l'autre. Elles se débattent dans un monde glauque en cherchant à améliorer leur condition, l'une reste et pactise avec le diable pour acquérir à bon compte le clos et le couvert, l'autre fuit pour gagner de l'argent et avoir une vie digne de ce nom. L'une et l'autre se retrouveront face à elles-mêmes et le choix sera entre la survie et la mort.
Ces deux destins se croisent et les deux femmes que deux générations séparent se trouvent, se découvrent et d'une certaine manière se protègent l'une l'autre. Elles ont un secret à partager.
Ce qui nous, les lecteurs, nous tient en haleine dans ce livre, c'est le style du récit, le réalisme des situations, les sentiments et les actes de chacun des personnages qui sont autant de tentatives d'exister dans un monde hostile et glacial où chacun épie tout le monde, où chacun cherche à faire chuter l'autre pour lui voler le peu de bien qu'il a, où le mafieux violente et avilit les corps pour mieux soumettre les esprits. Jusqu'où peut aller l'horreur d'une vie ordinaire qui a dévié de son cours dans un monde où règne la loi du plus fort, la loi de la puissance dominante. Les plus médiocres pactisent, les moins mauvais se cachent pendant que les plus forts se servent et brisent tous ceux qui entravent leur chemin.
Nos deux femmes n'échappent pas à leur destin de honte et de soumission, mais pour survivre, elles utilisent tous les moyens, les moyens du désespoir, c'est la seule issue échapper au néant.
Certaines scènes sont à la limite du soutenable, mais ce ne sont pas celles qui m'effraient le plus car la littérature contemporaine se complait souvent à décrire la barbarie la plus immonde. Disons que nous y sommes habitués. Mais ce qui m'horrifie le plus, c'est cette vie où l'on n'est personne, où l'on vit dans un trou à rat, dans un cagibi ou dans l'arrière salle d'un bordel infâme et où tout se passe comme si on n'existait pas, comme si on n'était rien, à peine un objet.
En définitive, chacun est à la fois coupable et victime, c'est la lutte pour la vie qui s'impose. L'idéologie, les croyances, la politique, tout cela sert d'alibi à des intérêts personnels ou collectifs. Pour s'en sortir, on trahit, on tue, on aime comme on le peut, on fuit, certain qu'il ne peut y avoir pire que là où l'on est.
Pas de bla-bla, le problème est de manger, de boire et de dormir, ou de rester en vie en devenant un objet, en acceptant les coups et en avouant son avilissement et sa propre déchéance.
L'art de Sofi Oksana consiste à mettre le lecteur sous pression en permanence, à chaque page notre inquiétude s'accroît, il arrive même qu'on souhaite le pire, tout simplement pour qu'il arrive !
C'est peut-être une des premières fois où je n'ai pas pris de notes en lisant un livre. Parce qu'il n'y a pas de notes à prendre, pas de pensées, par de prise de recul. Les faits, les sentiments des personnages sont présentés de manière brutale, directe, tout est au premier degré et c'est ce qui fait la force de ce livre.
Ce roman est en quelque sorte un torrent qui dévale la montagne en charriant tout ce qu se trouve sur son passage. Pas d'analyse, pas de conseils, pas de morale. On se situe en deça du bien et du mal, on est en prise directe avec le réel.
Un livre dont il est difficile de rendre compte, mais qui laisse des traces dans les consciences.
Un style puissant, une construction romanesque qui fait la part au va et au vient, un monde palpable, pleins d'odeurs, de couleurs et de bruits, des personnages durs, mais qui ne sont pas tous dépourvus d'humanité, certains sont aveugles, d'autres lucides, mais à quoi bon ? Aucun n'a réussi sa vie ! La seule issue pour s'en sortir : la mort !
Un livre de qualité qui nous vient du froid.