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8 novembre 2009 7 08 /11 /novembre /2009 22:10
Un Européen qui sait nous parler de l'Afrique

La lecture des premières pages d’Ebène m’a enthousiasmé. Enfin un Européen qui sait nous parler de l’Afrique !
Toutefois plus d’une vingtaine de jours plus tard, je dois avouer que j’ai eu du mal à terminer le livre. Je l’ai trouvé trop long (370 pages dans la collection de poche), manquant d’unité, parfois répétitif et en définitive, quelque peu européocentriste, au détour de certaines pages ou de certaines phrases.
C’est peut-être aussi ma lecture fractionnée en période de vacances qui a pu générer une certaine lassitude. On ne dira jamais assez l’importance du rythme de lecture d’un livre créatrice d’une empathie avec l’auteur.

Il n’en demeure pas moins qu’Ebène est un grand livre :
- un livre pédagogique d'abord, car on y apprend la géographie, ensuite l’histoire récente et enfin on découvre les raisons profondes et souvent anciennes des drames qui se jouent aujourd’hui sur ce continent.
- un livre écrit par un journaliste de talent ensuite, qui met le lecteur en prise directe avec les événements vécus, les personnages rencontrés, les situations politiques très complexes,
- enfin un livre intelligent qui donne des différents pays d’Afrique dans lesquels l’auteur s’est rendu une vision de terrain à la fois directe et souvent objective.

Nous nous situons toutefois plus dans le témoignage excellemment écrit que dans une œuvre littéraire. Ainsi n’ai-je pas ressenti les mêmes vibrations qu’à la lecture de livres d’écrivains africains comme Kourouma ou Hampaté Bâ et bien d’autres encore. Mais tel n’était pas l’objectif poursuivit par Kapucinski. En outre, par rapport à des livres écrits en français, il y a les inconvénients traditionnels de la traduction (ce qui ne remet nullement en cause la qualité du travail de la traductrice Véronique Patte)!

La question revêt cependant une certaine importance dans le cadre des travaux de notre Square Littéraire. Nous aurons certainement à en débattre. Faut-il privilégier les ouvrages qui nous aident dans notre compréhension du monde, faut-il au contraire accorder une prééminence aux œuvres littéraires pures, ou bien encore faut-il faire la part des choses, et pratiquer la tolérance souhaitée par Claude lors de la première réunion en prenant en considération les apports respectifs de différentes formes d’écriture ?
Il serait absurde de se lancer dans une querelle stérile entre les littéraires purs et les lecteurs plus soucieux des vérités historiques, politiques ou sociologiques.
Essayons de faire tomber les murs plutôt que de les construire ! Lisons et analysons chaque livre par rapport aux objectifs de son auteur !

Que retenir de la lecture d’« Ebène »?

Lorsqu’il arrive pour la première fois en Afrique, au Ghana, les premières sensations ou rencontres vécues par Kapucinski sont :
- la lumière « L’aéroport baigne dans le soleil, nous baignons tous dans le soleil »
- la chaleur « Dès notre arrivée nous sommes en nage. Si nous quittons l’Europe en hiver, nous jetons manteaux et pulls : voilà le geste initiatique que nous, les gens du Nord, exécutons en débarquant en Afrique. »
- le parfum des tropiques: « Nous sentons d’emblée son poids, sa viscosité. Il nous signale immédiatement que nous nous trouvons dans un endroit du globe où la vie biologique, luxuriante et inlassable, travaille sans relâche, croît et fleurit tout en se désagrégeant, en se vermoulant, en pourrissant et en dégénérant. C’est l’odeur d’un corps chauffé, du poisson qui sèche, de la viande qui se décompose et du manioc frit, des fleurs fraîches et des algues fermentées, bref de tout ce qui plaît et irrite en même temps ; attire et repousse, allèche et dégoûte. Cette odeur nous poursuit, s’exhalant des palmeraies environnantes, de la terre brûlante, s’élevant au-dessus des caniveaux putrides de la ville. Elle ne nous lâche plus, elle colle aux tropiques. »
- enfin les hommes, « Etonnant la façon dont ils s’accordent à ce paysage, à cette lumière, à cette odeur. Stupéfiant, la manière dont l’homme et son environnement entrent en symbiose, forment un ensemble indissociable et harmonieux, s’identifient l’un à l’autre ! … Avec leur force, leur charme et leur endurance, les gens du pays se déplacent naturellement, librement, à une cadence fixée par le climat et la tradition, à un rythme régulier, un peu ralenti, nonchalant – puisque de toute façon on n’a pas tout ce qu’on veut dans la vie et qu’il faut en laisser pour tout le monde ! »

Tout européen qui arrive pour la première fois en Terre africaine par les airs n’a pu que partager ces mêmes sensations. Celui qui connaît l’Afrique entre donc de plain pied dans le livre.

Quelques pages plus loin l’auteur traite de quatre dimensions qui lui paraissent essentielles chez les Africains (mais la notion d’Africain a-t-elle réellement un sens vue de l’Afrique?) :
- l’univers spirituel
- le temps
- ce qu’il appelle la « torpeur » et qui est en relation avec la conception du temps
- l’espace enfin, et la mobilité originelle des peuples

Sur l’univers spirituel, il explique que les Africains croient en l’existence de trois mondes reliés entre eux : le monde de la réalité, dans lequel chacun vit physiquement, le monde des ancêtres défunts qui ne sont cependant pas tout à fait morts, puisqu’ils participent d’une certaine manière à la vie réelle et enfin le monde des esprits ; ces derniers sont partout, ils mènent une existence indépendante, ils s’incarnent dans les êtres vivants et dans les choses. Cette description a l'avantage d’éclaircir beaucoup d’attitudes, nombre de comportements et de croyances qui resteraient incompréhensibles sans cette grille d’analyse.
Si je me réfère à mon expérience personnelle, je me souviendrai toute ma vie de l’un de mes collègues étudiants à la Fac de Dijon, rwandais de nationalité, qui un jour est rentré de toute urgence dans son pays. Il venait d’apprendre qu’on avait jeté un sort à ses parents et que les deux étaient morts dans la même nuit.
Quelques modestes recherche sur les blolo bla (époux de l’au-delà chez les Baoulés de Côte d’Ivoire représenté sous forme de statuette) et les blolo bian (épouse de l’au-delà) m’on fait toucher du doigt les relations complexes entre le monde réel et le monde de l’au-delà dans l'univers des Baoulés.
Ayant assisté à une représentation de la danse des masques du culte Do pour invoquer la pluie, au Musée du Quai Branly, j'ai appris que la danse effectuée en dehors du village avait fait l’objet d’une demande aux esprits pour pouvoir être exécutée en terre étrangère.
Ce sont trois situations vécues qui m’ont fait découvrir la réalité de ces mondes de l’au-delà chez les Rwandais, les Baoulés et les Bwas du Burkina Faso. Les exemples sont foison en la matière.

S’agissant du temps et de sa perception, l’analyse de Kapucinski est lumineuse. Les conséquences qu’il en tire sur la « torpeur » des Africains sont, pour moi, plus discutables.
Qu’écrit-il ?
« L’ Européen et l’ Africain ont une conception du temps différente, ils le perçoivent autrement, ont un rapport particulier avec lui.
Pour les Européens, le temps vit en dehors de l’homme, il existe objectivement, comme s’il était extérieur à lui, il a des propriétés mesurables et linéaires… L’Européen se sent au service du temps, il dépend de lui, il en est le sujet. Pour exister et fonctionner, il doit observer ses lois immuables et inaltérables, ses principes et ses règles rigides. Il doit observer des délais, des dates, des jours et des heures… Entre l’homme et le temps existe un conflit insoluble qui se termine toujours par la défaite de l’homme : le temps détruit l’homme.
Les Africains perçoivent le temps autrement. Pour eux le temps est une catégorie beaucoup plus lâche, ouverte, élastique subjective. C’est l’homme qui influe sur la formation du temps, sur con cours, sur son rythme. Le temps est même une chose que l’homme peut créer, car l’existence du temps s’exprime entre autres à travers un événement. Or c’est l’homme qui décide si l’événement aura lieu ou non… Le temps est le résultat de notre action, et il disparaît quand nous n’entreprenons pas ou abandonnons une action. C’est une matière qui sous notre influence, peut toujours s’animer, mais qui entre en hibernation et sombre même dans le néant si nous ne lui transmettons pas notre énergie. Le temps est un être passif, et surtout dépend de l’homme. C’est tout à fait l’inverse de la pensée européenne. »
Je trouve ce texte, extrêmement riche, totalement lumineux et montrant que les conceptions des Européens ne sont pas les seules au monde et qu'elles doivent être relativisées.

Sur la « torpeur » telle qu’elle est décrite par le journaliste, je suis un peu plus réservé, même si lors de voyages en Afrique, à maintes reprises j’ai observé un comportement d’ « absence » chez certaines personnes.
Cette torpeur correspond à une attitude se situant dans le non-temps, dans le hors-temps, au sens africain décrit ci-dessus. Une énergie mystérieuse permet de créer le temps. L’attente de l’arrivée de cette énergie est ce que décrit Kapucinski comme la torpeur.
Voici ce qu’il en dit :
« Les gens qui sombrent dans cet état sont conscients de ce qui va advenir : ils essaient de s’installer le plus confortablement possible, dans le meilleur endroit possible. Parfois ils se couchent, parfois ils s’assoient directement par terre, sur une pierre ou à croupetons. Ils arrêtent de parler. Celui qui est tombé dans cet état est silencieux. Il n’émet aucun son, il est muet comme une tombe. Les muscles se relâchent, la silhouette s’amollit, s’affaisse, se recroqueville, le cou s’immobilise, la tête se fige. L’homme ne regarde pas autour de lui, ne cherche rien du regard. Parfois ses yeux sont mi-clos, mais pas toujours. Ils sont généralement ouverts, mais le regard est absent, sans étincelle. »
Dans d’autres passages du livre l’auteur donnera des explications plus crédibles sur cette fameuse torpeur, cet état de non présence au monde et qui peut s’expliquer par des traumatismes divers, par la fin, la soif, la maladie, la fatigue etc.
Kapucinski s’interroge néanmoins sur d’autres causes mystérieuses, il n’y apporte aucune réponse tout du moins dans ce passage du livre :
« Que se passe t-il dans leur tête ? Je n’en ai aucune idée. Pensent-ils ? Rêvent-ils ? Evoquent-ils des souvenirs ? Font-ils des plans ? Méditent-ils ? Séjournent-ils dans un autre monde ? Difficile à dire. »
Constat d’un Européen. Jamais un Africain n’aurait écrit ces lignes.
Que peut-on en conclure ?
N’est-ce pas une projection d’anciennes idées reçues sur l’Afrique ?
Je suis mal à l’aise devant ce constat que l’on pourrait étendre d'ailleurs à la quasi-totalité des populations du Tiers Monde. Mon esprit, rationaliste, a ses propres réponses.

Dernier élément important pour une meilleure compréhension de l’Afrique : la mobilité dans l’espace.
Notre auteur explique qu’à la base, en Afrique, existe une contradiction entre l’homme et son environnement entre « l’immensité de l’espace (plus de 30 millions de km2) et son habitant, un homme sans pouvoir, nu-pieds, misérable. »
Avant la colonisation et la création des villes, « l’Africain était traditionnellement un homme itinérant. Tout en menant une vie sédentaire, tout en vivant à la campagne, il se retrouvait régulièrement sur les routes. Son village migrait, tantôt le puits était tari, tantôt la terre avait perdu sa fertilité, tantôt une épidémie se déclarait. Alors tout le monde en route à la recherche du salut dans l’espoir d’un avenir meilleur ! Seule la vie urbaine a introduit dans cette existence une relative stabilité. »
RK poursuit son analyse comparative : « Contrairement aux populations européennes ou asiatiques, la majeure partie des Africains (si ce n’est la totalité) vit actuellement sur des territoires où ils ne vivaient pas jadis.
Tous sont venus d’ailleurs, tous sont des immigrants. Leur univers commun est l’Afrique, mais dans son sein, ils ont voyagé et se sont mélangés pendant des siècles (dans de nombreux endroits du continent ce processus perdure). D’où un trait frappant de cette civilisation : son caractère éphémère, provisoire, son manque de continuité matérielle. La case a été à peine rafistolée que déjà elle n’existe plus . Les champs cultivés, il y a tout juste trois mois sont déjà en friche.
La seule continuité qui ici existe et soude la communauté, c’est la pérennité des traditions ancestrales et des rites, un culte profond des aïeux. Le lien unissant l’Africain à ses proches est donc plus spirituel que matériel ou territorial. »
Ici encore, je ne sais pas trop quoi penser.
Au plan descriptif, il n’y a rien à redire, au plan de l’analyse des causes, il faudrait avoir l’avis d’un ou de plusieurs historiens.
Est-il vrai qu’en Asie et en Europe il n’y a pas eu d’itinérance des peuples dans l’histoire ?Faut-il comparer l’existant d’aujourd’hui entre Europe et Afrique ou intégrer dans la comparaison la dimension de l’histoire ?
Nous touchons là peut-être une des limites du livre et du journalisme en général.

En revanche un des apports majeurs de cet ouvrage consiste d’une part dans la découverte d’une multitude de pays d’Afrique de l’Est, totalement ignorés de la plupart des Européens, notamment des francophones, et d’autre part dans le décryptage de certaines situations politiques. La compréhension de ce qui se passe aujourd’hui en Ethiopie, au Soudan, en Somalie, au Kenya, au Rwanda, au Congo, au Cameroun, en Guinée, au Ghana ... est largement facilitée par les présentations que fait Kapucinski de ces Etats et des acteurs principaux. C’est pourquoi je dis que ce livre a de grandes vertus pédagogiques.
Les dernières pages sont à cet égard d’un apport majeur.
D’une manière un peu désorganisée, mais on ne lui en voudra pas, Kapucinski revient sur les vérités qu’il a découvertes en Afrique, sous un angle vécu au quotidien : la puissance de la tradition orale, la force des symboles qui permet de relativiser nombre d’événements, enfin les apports néfastes des premiers blancs conquérants (voleurs, soldatesque, aventuriers, criminels, trafiquants d’esclaves) qui ont faussé à jamais les relations entre l'Europe et l'Afrique …

Un cri d'amour pour l'Afrique
Ce livre est avant tout un engagement et un cri d’amour pour l’Afrique. C’est aussi une tentative de recentrage de la vision qu’un Européen peut avoir de l’Afrique, sans concessions. Mais si l’effort est louable, il n’est pas dénué cependant de préjugés, d’explications rapides et de réflexes nourris par une éducation européenne.
Nul n’est parfait !
Ce que je retiens c’est la dynamique de ce livre, l’engagement de l’auteur, sa volonté de vivre au plus près des réalités (parfois en prenant de gros risques et en y laissant sa santé), enfin ces efforts permanents pour tenter de mieux comprendre les événements, les situations quotidiennes, les comportements d’hommes différents de nous. Nul doute que Kapucinski, qui n'a pas la nationalité d'une ancienne puissance coloniale, a su décrypter une part des vraies richesses de l’Afrique, il a su nous les faire partager, il a su également mettre en évidence les échecs, les erreurs, la corruption des hommes et les manipulations des peuples, c’est ce qui fait la valeur de ce livre.
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8 novembre 2009 7 08 /11 /novembre /2009 22:08

Trois éléments-clé pour apprécier ce livre à sa juste valeur :
- la fascination de Werth pour l'Indochine et pour ses habitants et sa manière de nous la faire partager;
- l'époque à laquelle "Cochinchine" a été écrit : 1925. Le livre de Werth va à contre courant de tout ce qui s'écrit à l'époque, ou presque, sur l'Indochine;
- enfin, le style de Léon Werth : acéré, incisif, précis, sans concession, moderne, à la fois riche et limpide.

Le style, c'est l'homme !
Commençons par le style : il n'est point nécessaire de le qualifier à nouveau.
Prenons la première phrase du livre, elle suffit à justifier notre admiration :
"C'était l'heure du déjeuner. Je ne sais comment les passagers furent avertis. Quelques uns se levèrent de table et regardèrent par les hublots. On ne voyait au loin qu'une ligne noire et des points, quelques traits d'encre au ras de l'eau. C'était une barque presque immergée, des pêcheurs annamites naufragés."
En trois lignes, le lecteur se trouve au coeur de l'action. Tout le livre est écrit ainsi, c'est une véritable plaisir de le découvrir page après page. Dans d'autres passages cités ci-après, on aura l'occasion d'admirer le simplicité et la puissance de ce style.

1925 : époque à laquelle le livre a été écrit.
Rappel de quelques événements. En 1925, Hitler publie "Mein Kampf", Mussolini est au pouvoir en Italie, Tchang succède à Sun Ya Tsen à la tête du Kuomintang, Abd El Krim pénètre au Maroc français, il est soutenu par le PC français, Pétain arrive au Maroc aux côtés de Lyautey qui démissionne peu après, Alexandre Varenne, socialiste et progressite est nommé gouverneur de l'Indochine française en juillet, il succède à Montguillot qui succéda lui-même à Merlin.
En Indochine, la France a le monopole du commerce de l'opium, du sel et de l'alcool de riz. La Banque de l'Indochine contrôle l'économie locale, elle a le monopole de la frappe de la piastre. L'exploitation du caoutchouc est en plein essor et les plantations sur place se multiplient.
Le sort réservé aux "indigènes" comme on disait à l'époque est souvent indigne. Les colons et l'administration coloniale se comportent en maîtres et considèrent les Annamites avec mépris. Certains d'entre eux contestent cette domination étrangère, d'autres s'en accommoderaient si la France changeait sa politique à l'égard de ses colonies. Mais chacun sait que ce ne sera pas le cas.
A une époque où le sentiment colonial est très puissant, économie oblige, Léon Werth entreprend un voyage en Cochinchine et décrit ce qu'il voit et ce qu'il ressent.
C'est cette description qui fait l'objet du livre.

Récit d'un voyage en Cochinchine.
Léon Werth est une honnête homme, un homme scrupuleux. Il ne semble pas qu'il vienne en Cochinchine avec des idées révolutionnaires, mais il est connu pour son indépendance d'esprit et pour sa rigueur intellectuelle.
Que voit-il , que ressent-il ?
Il est d'abord surpris, comme tout Europen qui découvre l'Asie. Visitant le marché de Saïgon, voici ce qu'il en dit : "J'étais dans une autre planète, dans une autre lumière. J'éprouvais le même choc que si l'on passe d'un élément dans l'autre, de la terre dans l'eau. J'étais baigné. Je pénétrais dans une lumière de cathédrale, mais sans dur jeu de verrières interceptantes. On ne sait quoi de rose glissait du toit, glissait des parois entre les cloisons de palmes sèches. Une extraordinaire sensation d'irréalité dans le feu, dans un feu léger de flammes roses et bleuâtres. Les fruits étaient gigantesques et les légumes monstrueux. Des torses nus, des torses noirs, des bras nus, des visages semblaient naître sur l'instant de l'amoncellement des fruits et des herbes géantes. Le dieu aux cent bras devenait vraisemblable."

Merveilleux, tout simplement!
Puis, Werth tombe sous le charme des autochtones :

" Les jeunes marchandes ont l'air de princesses, d'enfantines princesses en longues tuniaues noires. Les vieilles au milieu des mangues ou des noix de coco, semblent des antiquaires qui ne toucheraient jamais qu'à des pièces uniques. Les vieux montrent une sorte d'absolu dans la vieillesse..."
Nous découvrons Saïgon aux côtés de Werth.
" Tout me donne ici le sentiment d'une extraordinaire artistocratie. J'ai honte de mes pattes et de mes pieds d'Européen. Cette fierté d'être blanc qui semble le trait dominant du Passager et que déjà j'ai pu constater chez le colonial, elle m'abandonnerait, si jamais je l'avais connue."
Cette phrase résume la théatique du livre : ravissement de la découverte, révolte devant les manifestations du colonialisme sous toutes ses formes et honte d'être Européen en Asie.
Werth sait aussi faire preuve de nuances :

"La brutalité européenne hésite, diminue. Le règne est aujourd'hui de la politique et de la finance. Où les muscles, où les armes jouaient, l'administration suffit à opérer. Mais les Annamites distinguent maintenant entre le colonial et l'Européen. Et quelques coloniaux pensent qu'il serait bon d'établir un contact entre la France et l'Annam. Si non ..."
Plus loin le le lecteur découvre qu'en observateur très fin, Werth a la prescience de ce que sera plus tard le destin du Vietnam... de la France... et des Etats-Unis ! Et ce n'est pas le moindre intérêt du livre.
Les propos qu'il met dans la bouche de son ami Annamite sont révélateurs de ce que produit le colonialisme :

"L'oppression nous vient de la France, mais l'esprit de libération aussi."
Ou encore :
"Si les coloniaux, me dites-vous, ne nous ont point apporté la culture d'Europe, on ne peut guère leur en faire grief. Ils ne la connaissent pas."
En deux phrases, le lecteur est placé face à la contradiction originelle du colonialisme et en particulier du colonialisme français. Plus on entre dans le décor, et plus l'on perçoit, grâce à Werth, cette contradiction.
Le jugement devient ensuite plus sévère :

"Les coloniaux ne sont qu'une caricature d'Européen. Les plus fins d'entre eux sont parfois capables de saisir les étapes de cette transformation. On en donne d'ordinaire des causes inexactes : le climat, le soleil, l'isolement, le cafard, l'alcool, l'opium. En vérité il n'en est point d'autre que la tradition et la coutume. Il y a une tradition des moeurs coloniales. Elle est plus forte que la protestation de la raison et du coeur... C'est que tous, du gouverneur au gendarme, ayant connu en Europe la contrainte sociale ou la discipline, sont devenus en Asie des potentats. Voici, privés de contrainte extérieure, des hommes qui n'en connaissent point d'autre. Ils sont aussi les victimes d'un formidable décalage social. Ils subissent l'ivresse du nouveau riche à un degré qui n'est point imaginable en Europe. Car ils n'ont pas seulement la puissance que donne l'argent. Ils ont la puissance. La couleur de leur peau et la saillie de leur nez leur confère cette immédiate royauté."
Terrible réquisitoire, mais tellement juste et aussi tellement courageux.

N'oublions pas que nous sommes en 1925 et que la France est la seconde puissance coloniale au monde. Chapeau Monsieur Werth !

Cochinchine et 33
Réflexion personnelle : après avoir lu "33" le livre posthume de Werth dans lequel il décrit l'exode en 1940, je me demande si ce qui intéresse au plus haut point notre auteur n'est pas le comportement des hommes lorsqu'ils se trouvent soudain plongés dans un autre élément que celui qui leur est habituel. On pourrait reprendre la métaphore du passage de la terre à l'eau. Alors en dehors de ce que Werth a appelé plus haut la contrainte sociale, émergent des nouveaux comportements qui, s'ils ne s'appuient pas sur une forte contrainte personnelle, sur une morale, sur une éthique que l'individu a fait sienne, deviennent terrifiants et dangereux pour d'autres hommes. L'Européen qui débarque dans la colonie, le Parisien qui fuit les Allemands sur la route de l'exode ou le paysan qui est "obligé" de l'héberger, livré à lui-même et au hasard...

Perception du temps et politesse annamite
Deux passages ont particulièrement retenu mon attention (et puis je m'arrêterai là pour limiter une paraphrase qui n'a aucun intérêt, je renvoie le lecteur à l'oeuvre première qui est magnifique).
Le premier traite de la perception du temps :
"Europe qui ne sait pas goûter la saveur du temps. Il voudrait que la civilisation mécanique laissât quelques points préservés où règnera encore la clepsydre*. En Europe, l'amoureux du "bon vieux temps" est un personnage livresque. Il court après de vieilles images, le plus souvent parce quil n'a point la force d'en recueillir d'actuelles. Il se réfugie dans un passé de vieilles pierres et de vieux livres, qui enferment une minute de tradition qui s'oppose au présent et qui lui donne une illusion de permanence et de repos. Ici, le passé et le présent ne s'opposent point comme dans les manuels de l'école primaire européenne ou les livres des historiens européens. On a physiquement le sentiment de la continuité du temps. Le temps est un compagnon qui vous invité à la méditation ou au plaisir."
* Horloge à eau fonctionnant sur le même principe que le sablier.

Quelques lignes plus loin, Werth écrit un passage très fin dans l'analyse sur la politesse asiatique. Je ne résiste pas au plaisir de la citation :
" Tous les Européens, ceux-là même qui croient le plus à la supériorité du monde occidental, ceux-là même qui ne l'ont fondée que sur la comparaison du vermouth qu'ils préfèrent et du thé qu'ils ignorent reconnaissent la politesse des Annamites. Mais ils n'en distinguent que les formes extérieures. Ils n'en saisissent que ce qui est réticence défensive ou pudique réserve. Ils sourient de ce qui est révérence dans l'espace, parce que la révérence annamite n'est point exactement la leur. Cette politesse enfin, ils veulent à toute force la faire entrer dans les cadres rigides de la politesse européenne, la traduire en formules européennes. Ils ne connaissent point la souplesse de la politesse annamite. Ils ne comprennent point qu'elle est organique, qu'elle n'est point un vêtement qu'on endosse pour les cérémonies et qu'on quitte dans l'intimité. Combien de siècles faudra-t-il encore à l'Europe pour apprendre que la politesse n'est pas seulement un rite extérieur, et que toutes les vertus peuvent se ramener à un politesse de l'homme à l'homme ?"

Pourquoi l'Europe, l'Europe, l'Europe ?
Pourquoi Werth se réfère-t-il systématiquement à l'Europe et à l'Européen, plutôt qu'à la France et au Français dans son livre ?
Je me permets d'avancer deux explications possibles :
- Werth traite du colonialisme et le colonialisme est européen et non proprement français. Il remplace sciemment France par Europe pour dénoncer l'ampleur du phénomène (et peut être pour ne pas risquer d'être qualifié d'anti-français).
- Werth a fait la guerre de 1914, c'est un pacifiste convaincu. L'Europe n'a pas de connotation péjorative dans le livre, en particulier lorsqu'il parle de la culture et de l'éducation, peut-être a-t-il la prescience, encore une fois, de ce que sera le monde plus tard ... et il oppose sciemment l'Europe des savants et des artistes, à sa caricature sous les tropiques. L'impact de son livre n'en est que plus fort.

Que penser de ce livre ?
D'abord, je suis admiratif de la clairvoyance et du courage de l'homme. Un homme de qualité, un honnête homme qui va sur le terrain et qui écrit ce qu'il voit, ce qu'il ressent et ce qu'il devine. A la fois journaliste et écrivain. Indubitablement !
Ensuite, le style de Werth a une puissance évocatrice extraordinaire, il illumine les paysages et les gens qu'il décrit. Il est bien écrivain, Saint-Ex ne s'est pas trompé.

Une critique cependant : je trouve le texte un peu long. Au fil des pages une certaine lassitude nous prend car à l'avance nous savons ce que l'auteur va dire de tel et tel autochtone rencontré et de tel "colonial" au comportement brutal. Mais il est vrai que le récit de voyage appelle souvent à la redondance.
Enfin, j'ai ressenti parfois une certaine naïveté dans l'étonnement et dans la critique émanant de Léon Werth.

L'une des faces du colonialisme n'a-t-elle pas consisté à générer l'essor économique de la France et de l'Europe et à fabriquer des villes, des industries et tous les éléments de confort qui ont fait de l'Europe ce qu'elle est, en transférant les richesses locales de la Cochinchine sans en payer le prix?
L'auteur n'en parle pas, si ce n'est à travers le discours de certains intellectuels Annamites modérés comme Ninh. Pouvait-il faire autrement ?
Werth reste plus attaché à des comportements observés, à des principes moraux transgressés qu'à la réalité économique sous-jacente qui fait que les richesses locales, le caoutchouc, les minerais les produits agricoles ont été pillés pendant des dizaines d'années.
Comme il l'écrit lui-même "Une civilisation vaut aussi par ses moeurs. Ce n'est qu'à vol d'oiseau que la grandeur d'une civilisation et la perfection de ses oeuvres coïncident."
Et c'est peut-être là une des limites du constat du livre.
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" Les gens courageux n'existent pas, il y a seulement ceux qui acceptent de marcher coude à coude avec leur peur."
Luis Sepulveda, " L'ombre de ce que nous avons été ", Métailié editeur, p. 148

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