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3 mars 2013 7 03 /03 /mars /2013 19:19

 

Voilà un livre comme je les aime. Un livre qui ne ressemble à aucun autre tant par la forme que par le fond.

Pour la forme, il s'agit d'une écriture très poétique et sensuelle qui lève le voile sur une réalité très diversifiée, avec un rythme qui s'apparente à celui d'une respiration calme.

Pour le fond, c'est la réalité des Vietnamiens du 20e siècle faite de fastes et de misère, de privations, de luttes, d'exil, de retours au pays et de volonté d'aller de l'avant, toujours dans la plus grande dignité. Kim nous plonge dans ses souvenirs lointains et plus récents, elle anime sous nos yeux avec talent ces personnages qui font partie de sa vie, ses oncles, ses tantes qu'elle distingue grâce à des numéros, ses cousines et tout un monde de familiers qui ont tous en commun d'avoir vécu une vie bousculée, cassée, reconstruite.

 

"Je ne perdais ni mon idole ni mon roi, seulement un ami qui me racontait des histoires de femmes, de politique, de peinture, de livres, de frivolités surtout, parce qu'il n'avait pas vieilli avant de mourir. Il avait arrêté le temps en continuant à s'amuser, à vivre jusqu'à la fin avec la légèreté des jeunes adultes." p. 68

Intéressant ce thème de la légèreté qui me tient tant à cœur.

"Bien qu'elle eut soixante ans, la sensualité de son ao dâi nous atteignit. Le centimètre carré de peau qui s'y est révélé se moquait des ravages du temps : il continuait à faire chavirer. Wyatt disait que ce minuscule espace était son triangle d'or, son îlot de bonheur, son Vietnam à lui. Il m'a soufflé entre deux gorgées de thé : "It stirs my soul" p. 119

Ah les mystères des ao dâi, tout le Vietnam est dans ce vêtement merveilleux composé d'une tunique souple blanche, à la fois près du corps et légère, qui se ferme sur le côté par de petits boutons et dont la partie inférieure, fendue sur les côtés jusqu'au-dessus du bassin, est faite de deux pans descendants jusqu'au-dessus des chevilles et d'un pantalon ample à taille haute qui s'arrête à la taille pour laisser apparaître le fameux triangle de chair diaphane, paradis entrevu, sensualité discrète mais présente !

Un beau livre, un voyage !

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3 mars 2013 7 03 /03 /mars /2013 19:15

Les sorghos sont bien le personnage principal de cette symphonie de couleurs qui dans le registre de l'épopée retrace les exploits d'une famille de villageois de la Chine du Nord-Est.

Un récit tragique et plus que réaliste qui décrit à la fois d'extraordinaires scènes d'amour entre des gens simples et authentiques qui se révoltent face à l'envahisseur nippon mais aussi des scènes d'une folle cruauté où les corps explosent sous le feu des armes pour inonder d'un flot rouge les sorghos ondulant sous la bise.

Un récit à la forme originale où les héros, jeunes ou encore enfant, sont les grands-parents et le père du narrateur. Curieux effet littéraire que de montrer sa grand-mère, au milieu d'un champ de sorghos rouges, nue sur un manteau, faire l'amour avec un jeune homme fougueux, qui deviendra son grand-père, que de montrer son père, Douguan, sous les traits d'un enfants

Une geste familiale

Mo Yan avec une grande maîtrise de l'art littéraire décrit la vie à la fois héroïque te surprenante de ceux qui forment le Clan du Sorgho.

Parmi eux, figure de proue du roman, la grand-mère. La description de son voyage en palanquin qui doit la conduire à la demeure de son futur époux, un personnage certes riche, mais surtout vieux et lépreux, "pourri de l'intérieur" vaut son pesant d'or. Mo Yan, comme un peintre, utilise une palette de couleurs qui donne puissance et émotion au récit :

" L'histoire de l'attaque de palanquin de ma grand-mère au ravin des crapauds est un épisode fameux de notre "geste familiale". Ce ravin, c'est une dépression au milieu des marécages, la terre y est exceptionnellement riche et humide, si bien sue le sorgho y pousse superbement. Le cortège venait juste d'y arriver quand un éclair rouge sanglant déchira le ciel et un soleil imparfait, couleur d'abricot, pointa sur la route d'entre les épais nuages. Les porteurs haletaient, ils ruisselaient de sueur. L'air s'était fait lourd quand ils étaient entrés dans le ravin, la masse compacte des sorghos du bord de la route jetait des éclats noirs. La chaussée disparaissait sous les fleurs des herbes sauvages. Tous ces bleuets qui au milieu de la verdure balançaient sur leurs longues tiges des pétales mauves, bleus, roses ou blancs…" p. 88

Les aventures de cette grand-mère, Dai Fenglian,femme jeune et belle comme le jour, ne font que commencer, en trois jours elle se construit la vision du monde qui l'animera toute sa vie et qui la guidera dans ses choix. Ainsi refuse-t-elle de se donner à l'homme, riche, laid et malade que son père avait choisi pour elle et décide-t-elle de choisir l'amour, le vrai, avec un beau porteur de palanquin, Yu Zhan'ao :

"Elle n'avait plus ni la force, ni même l'envie de se débattre. Trois jours de sa nouvelle vie avaient suffi à l'éveiller de ses rêves: à certains il suffit d'une minute pour révéler leur tempérament de chef, ma grand-mère en trois jours avait pénétré tous les mystères de l'existence." p.131

Mo Yan dans ses livres dépeint souvent des femmes de caractère, fortes, généreuses et courageuses. Dans ce roman, il faut avouer que l'effet littéraire qui consiste pour le narrateur à montrer sa grand-mère, au milieu d'un champ de sorghos rouges, nue sur un manteau, faire l'amour avec un jeune homme fougueux, qui deviendra son grand-père est des plus réussis.

" Ainsi s'aimèrent mes grands-parents, parmi les sorghos vivaces, leurs âmes indomptables et insoucieuses des conventions plus proches encore que pouvaient être leurs corps unis dans le plaisir. Leurs "jeux des nuages et de la pluie" au milieu des sorghos ajouta une note vibrante à la geste déjà si riche et si colorée des Gaomi." p. 133

Un hymne à la résistance

Les villageois du Clan des Sorghos sont aussi, pour la plupart, des résistants qui se mobilisent avec des faibles moyens contre l'envahisseur japonais. L'histoire racontée par Mo Yan se passe en 1939, lorsque les troupes nippones se dirigent sur Gaomi, ville de la province du Shandong, à l'est de la Chine.

Les hommes et les femmes du village, sous la houlette du grand-père du narrateur, accompagné de son jeune fils, donc le père du narrateur, partent en expédition pour dresser une embuscade contre un convoi de camions militaires japonais. C'est au cours de cet épisode que le jeune fils découvrira que le commandant est son père. La encore, tout de passe au milieu des champs de sorghos, c'est dans les sorghos que certains mourront, c'est les sorghos qui en sauveront d'autres d'une mort certaine. La geste familiale se transforme alors en une véritable épopée.

La victoire du Clan

Des personnages puissants ou odieux, des femmes fortes, des ivrognes, des jeunes bureaucrates secs et intransigeants venus de Pékin, des vieillards pourris par la maladie, des enfants courageux et inconscients des risques qui partent au combat sans hésiter, sont les héros de cette épopée. Ils forment le Clan du Sorgho.

Ce sorgho qu'ils rencontrent à tout instant dans leur vie, dans leurs amours ou dans leur mort, qui est à la fois leur origine et leur horizon, qui change de couleurs selon les humeurs de la nature et des hommes est le fil conducteur de ce récit. Il crée cette osmose entre les hommes et la nature, osmose qui en fera des vainqueurs, dans la douleur certes, dans la souffrance, mais des vainqueurs quand même.

L'auteur s'interroge toutefois sur l'héritage du clan.

" Gaomi, c'est le plus beau pays du monde, et c'est aussi le plus laid, le plus serein et le plus terre-à-terre, le plus pur et le plus corrompu, le plus héroïque et le plus lâche, le pays de spires ivrognes et des meilleurs amoureux. Ceux qui sont nés sur cette terre se nourissent du sorgho que tous les ans ils plantent. Au coeur de l'automne, les vastes champs ne sont plus qu'un océan de sang. Sorghos serrés resplendissants, sorghos frêles et gracieux, fougueux et émouvants. Quand le vent se fait frais, quend la lumière éclate, des nuages pommelés flottent dans le ciel tuilé de bleu. Des ombres pourpres glissent sru le sorgho. Inlassablement, les taches sombres d'homme tendent leurs filets entre les tiges. Capables de tuer pour voler, entièrement dévoués à leur patrie, ils ont été les acteurs des tragédies héroïques et nous aujourd'hui, petites enfants indignes, nous savons bien le fossé qui nous sépare d'eux. Plus le mûris et plus je sens cette décadence humaine." p.11

Un grand livre qui a fait l'objet d'une adaptation au cinéma. "Le sorgho rouge" (à ne pas confondre avec le livre de Ding Ya !) est le premier film d'un cinéaste devenu depuis l'un des "hérauts" de la Chine, Zhang Yimou, ours de Berlin en 1988.

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3 mars 2013 7 03 /03 /mars /2013 19:12

A ce jour je n'avais jamais lu la prose de Toni Morrison. Je viens de terminer "Home", roman dont on dit le plus grand bien dans la presse littéraire.

Pour moi, et sans jeu de mot, ce roman est en noir et blanc. Il décrit un monde qui peut être perçu et interprété de deux manières selon que l'on est ou non du bon côté. Les personnages de Morrison sont du mauvais côté, Frank, Cee, Lily... C'est-à-dire du côté des descendants des esclaves. Encore eux-mêmes esclaves. C'est-à-dire sans liberté réelle, constamment en danger, risquant la mort à chaque coin de rue. Cela simplement parce qu'ils ont la peau noire. Nous sommes dans les années 50.

Les uns comme Frank ont acquis la conscience des risques qu'ils courent, ils se méfient, même si parfois ils se révoltent, les autres comme Cee, sa jeune sœur, sont à la merci des blancs.

A noter que Morrison suggère plus qu'elle ne dénonce, le décalage entre le récit du narrateur et le récit de Frank ajoute à la subtilité de l'écriture. C'est un livre sur la condition humaine, ou plutôt sur la condition inhumaine dans le contexte des Etats-Unis de l'après-guerre, pays démocratique et bien pensant. Livre sur la violence, livre sur l'injustice, livre sur le désespoir surtout. La phrase qui m'a peut-être le plus marquée (en dehors de celles qui décrivent des scènes de violence extrême) est celle-ci : " Lotus, Géorgie, est le pire endroit du monde, pire que n'importe quel champ de bataille. Au moins sur le champ de bataille, il y a un but de l'excitation, de l'audace et une chance de gagner en même temps que plusieurs chances de perdre. La mort est une chose sûre, mais la vie est tout aussi certaine. Le problème c'est qu'on ne peut pas savoir à l'avance.

A Lotus, vous saviez bel et bien à l'avance puisqu'il n'y avait pas d'avenir, rien que de longues heures passées à tuer le temps. Il n'y avait pas d'autre but que de respirer, rien à gagner et, à part la mort silencieuse de quelqu'un d'autre, rien à quoi survivre ni qui vaille la peine qu'on y survive." p.89

Les cartes sont données dès la naissance à Lotus, Géorgie. Dans la société fermée du désespoir rien n'est possible si ce n'est l'instant présent et la seule issue est la mort à la fin du tunnel.

Le moteur du roman est cette lettre que reçoit Frank sur son lit d'hôpital : "Venez vite, elle mourra si vous tardez." Rien d'autre n'est dit que cette phrase. Au lecteur d'imaginer ou d'avoir la patience de tourner les pages du roman !

Morrison fait alors s'enchaîner les mailles d'un récit où l'on est confronté à la violence, au racisme, mais aussi à la solidarité et à la chaleur humaine. Sur ce dernier point le rôle joué par les femmes est primordial.

On a tout dit sur ce roman, que c'était un conte, un récit circulaire, un road movie, un morceau de musique avec des riffs, des chœurs et un rythme faisant battre les cœurs. Soit, pourquoi pas ?

Moi j'avoue avoir eu un peu de mal à entrer dans le livre. J'ai eu l'impression de passer d'une situation à une autre sans trop pouvoir m'arrêter, m'en imprégner. Peu de temps pour respirer. Est dû au caractère très concentré de ce roman ?

Mais, pour moi une question reste ouverte, peu approfondie par les multiples commentateurs : celle de la scène de la petite fille coréenne devant laquelle se trouve le soldat Frank Money, scène refoulée, puis réapparaissant dans sa conscience. Je me suis interrogé sur son interprétation.

De quoi s'agit-il ? Dans le contexte effroyable de la guerre de Corée, Frank monte la garde près d'un camp militaire américain. Soudain, à travers les bambous il découvre une petite main qui cherche dans les détritus laissés là quelque nourriture à emporter: " Tout ce qui n'était pas du métal, du verre ou du papier, pour elle, ça se mangeait. Elle se fiait non pas à ses yeux, mais à ses seuls doigts pour trouver de quoi se nourrir. Déchets de rations de survie, restes de colis envoyés avec de bons baisers de Maman et pleins de gâteaux au chocolat qui tombaient en miettes, de biscuits, de fruits. Une orange désormais toute molle et noire de pourriture, se trouve juste devant ses doigts. Elle cherche à l'attraper. Ma relève arrive, voit sa main et secoue la tête en souriant. Au moment où il s'approche d'elle, elle se redresse et dans ce qui apparaît comme un geste rapide, voire machinal, elle dit quelque chose en coréen. Ca ressemble à "miam-miam".

Elle sourit, tend la main vers l'entre-jambe du soldat et le touche. Ca le surprend. Miam-miam ? Dès que mon regard passe de sa main à son visage, que je vois les deux dents qui manquent, le rideaux de cheveux noirs au-dessus d'yeux affamés, il la flingue. Il ne reste que sa main parmi les ordures, cramponnée à son trésor, une orange maculée en train de pourrir." p. 101

Plus tard dans le récit, Frank se réappropriera cette histoire en confessant sa honte. Je n'en dirai pas plus.

Frank apparait ici comme doublement victime. C'est d'abord un parmi tous ceux qui sont partis à la guerre pour se transformer en chair à canon. Il en a réchappé physiquement, contrairement à ses deux camarades. Il a droit à la médaille du combattant, son seul bien. Mais psychologiquement les rescapés de cette guerre, comme tous les rescapés des champs de bataille, ne sont plus des hommes, mais des bêtes à qui on a appris à tuer ou à se faire tuer. Perte de lucidité totale, criminel par profession. Frank n'est plus lui-même.

Dans un précédent article j'ai cité Quignard et ses propos sur la guerre comme pulsion sexuelle et pulsion de mort. Dans ce roman ces propos sonnent étonnamment vrais lorsque Toni Morrison écrit à propos de Frank : "Il n' avait au monde pas assez de Jaunes ou de Chinetoques morts pour qu'il soi satisfait. L'odeur cuivrée du sang ne lui soulevait plus l'estomac : elle lui ouvrait l'appétit." p. 105

Que retenir de ce livre ?

Tout simplement l'impérieuse nécessité de conquérir le droit d'être un homme, pour tous. C'est l'ambition du jeune Thomas, brillant à l'école, à qui Frank demande ce qu'il veut faire plus tard, c'est aussi à la fin du roman le but que se donne Frank en donnant une sépulture digne à un jeune noir enterré vivant jadis par des hommes en cagoule lorsqu'il écrit sur la croix qu'il plante sur la tombe : "Ici se dresse un homme." p. 152

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1 mai 2011 7 01 /05 /mai /2011 18:25

 

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Le livre ci-dessus présente deux nouvelles extraites de Goodbye Colombus dont l'une s'intitule : "Défenseur de la foi", celle dont nous parlons ci-après, et l'autre : "L'habit ne fait pas le moine".

Le personnage principal de "Défenseur de la foi" est le sergent Marx. Un sergent juif, dont le nom n'est pas choisi au hasard.

 Dans un paragraphe introductif, Roth explique ce que le personnage en question a vécu et quels sont ses sentiments au retour de la guerre en 1945. Cette première description nous montre d'un coup d'oeil le grand talent de Roth. "... il y avait une inertie en moi qui me disait que nous volions vers un nouveau front où nous débarquerions et continuerions notre poussée vers l'est - toujours vers l'est, jusqu'à ce que nous ayons fait le tour du globe, défilant à travers les villages dont les rues pavées et tortueuses seraient remplies d'ennemis nous regardant prendre possession de ce qu'ils avaient considéré comme leur jusqu'à présent. J'avais suffisamment changé en deux ans pour ne plus être sensible au tremblement des vieillards, aux pleurs des tout-petits, à la crainte incertaine dans les yeux autrefois arrogants. En deux ans, j'avais eu la chance de me forger un coeur de soldat d'infanterie, lequel, comme ses pieds, commence par enfler et faire souffrir, puis finit par devenir suffisamment calleux pour lui permettre de parcourir les chemins les plus inquiétants sans rien sentir."

Pour l'armée, cet homme a une image, celle d'un héros : " C'est un vétéran du front européen et par conséquent il ne se laissera pas emmerder." Opinion glaciale comme un ordre militaire formulée par le capitaine Barrett. Marx est l'archétype du soldat qui a tout sacrifié à sa patrie et à la défense des principes de la liberté. La nouvelle va nous montrer à la fois le questionnement de ce personnage, ses hésitations, ses incertitudes, dans un monde qu'il a connu avant la guerre et dans lequel il est de retour, même s'il reste confiné dans une enceinte militaire avec de jeunes recrues. Ce sont ces hésitations entre communautarisme et application de la règle générale, entre le coeur et la raison qui font la substance du livre, le tout plongé dans un environnement bien spécifique qui est celui de la relation entre les juifs et les non-juifs aux Etats Unis.

Ce thème ne cessera de hanter Roth : question majeure qui circule dans l'ensemble de son oeuvre: « Que me sont les autres Juifs, que suis-je pour eux, et en vertu de quoi attendraient-ils de moi un traitement de faveur ?"? ».

 

L'intrigue

Un soldat, Sheldon Grossbart, cherche à approcher et à discuter avec le sergent Marx pour lui exposer le problème que pose pour les jeunes soldats juifs les "GI parties" (nettoyages de caserne) organisées le vendredi soir. Selon Grossbart, les autres soldats n'admettent pas que lui et ses camarades juifs puissent échapper à ces corvées en invoquant des obligations religieuses. C'est cette suspicion qu'affirme ne pas supporter Grossbart.

Roth décrit à merveille la manière dont le soldat Grossbart prend dans ses filets le sergent Marx. A la page 15 par exemple : "Il fit un geste de la main. Ce fut à peine perceptible, rien qu'une légère rotation du poignet, et cependant suffisant pour exclure de notre propos tout le reste de la salle de rapport, pour faire de nous deux le centre du monde." Puis Grossbart expose son problème : " Vous savez, sergent, m'expliqua t-il, le vendredi soir, les Juifs sont censés assister à l'office religieux." Marx répond qu'il s'agit d'un problème de religion à traiter comme tel et il renvoie Grossbart vers l'aumônier, et l'Inspecteur Général.

" - Non, non. Je ne veux pas faire d'histoire, sergent. C'est la première chose qu'ils vous jettent à la figure. Je veux juste mes droits !"  rétorque Grossbart.

D'un côté le "ils" de "ils me jettent à la figure", donc l'agressivité des autres et de l'autre, le droit légitime d'exercer sa religion invoqué par Grossbart.

Le sergent Marx relate cette histoire d'office religieux et de soupçon des autres soldats au capitaine. Lorsqu'il l'expose, le capitaine a lui-même une réaction teintée de préjugés à l'égard du sergent, il est convaincu "que je ne cherchais pas tant à expliquer la position de Grossbart qu'à la défendre."  Autrement dit le communautarisme juif émane des juifs eux-mêmes, mais il est aussi dans la tête de ceux qui ne sont pas juifs. Ainsi le capitaine incarne le regard de la société américaine sur les juifs et notamment les préjugés qu'elle véhicule. Un juif ne peut que défendre les intérêts de ses coreligionnaires et revendiquer sa différence, fut-il un militaire admiré et présenté comme un modèle.

Ce qui est intéressant dans la nouvelle, c'est de voir comment, à l'occasion des problèmes que lui pose Grossbart, le sergent se trouve coincé entre son rôle de sous-officier reconnu et admiré dans l'armée des Etats-Unis et son appartenance à la communauté juive.

Cette attitude incertaine et ambigüe révèle le "vacillement" des personnages de Roth. "Dois-je agir en soldat sans préjugés, defenseur de l'intérêt général et de la règle, ou dois-être solidaire d'autres juifs comme moi et consolider mon appartenance à cette communauté par un comportement de protection, voire de favoritisme ?"

Le discours du capitaine Barrett, quant à lui, est clair et net, il dit non aux particularismes, mais il n'est pas juif, c'est donc plus facile pour lui. Il applique des principes généraux, même si son discours traduit des préjugés : " Je me battrais aux côtés d'un nègre si le gars me prouvait qu'il est un homme... Personne ne reçoit de traitement spécial ici, en bien ou en mal. Tout ce que j'attends d'un homme, c'est qu'il fasse ses preuves."

Le sergent Marx, après avoir discuté avec le capitaine informe un subordonné de rappeler aux hommes cette règle : " Les hommes sont libres d'assister aux offices religieux, quelle que soit l'heure à laquelle ils ont lieu..." Le subordonné transmetl les instructions données en ces termes : "Le chef m'a dit de vous dire que tous les juifs qui veulent devront se rassembler ici à 19h heures pour assister à la messe juive."

Pour Grossbart, ce rappel répond à son attente, parce qu'il officialise la reconnaissance du droit des juifs à se rendre à la synagogue le vendredi soir plutôt qu'à  procéder à un nettoyage de caserne. Il adresse ses remerciements au sergent, appuyé par deux de ses camarades juifs. Grossbart invite alors le sergent à participer lui-même à l'office religieux à 19h. Cette invitation touche Marx au plus profond de lui-même. Il repense à son enfance dans le Bronx. Ses sentiments refont surface. " J'eus l'impression qu'une main avait ouvert mon être et l'avait pénétré jusqu'au fond..."  Roth nous fait plonger au coeur du débat intérieur que vit le sergent avec une grande habileté. Et le résultat ne se fait pas attendre : "Ce ne fut donc pas tout à fait étrange qu'à la recherche de moi-même, je me retrouvai en train de suivre les pas de Grossbart vers la chapelle numéro 3 où avaient lieu les offices religieux israélites..."

L'ambiguïté est au coin de chaque page dans cette nouvelle et c'est pour moi ce qui en fait tout l'intérêt.

Viennent ensuite l'histoire de la nourriture proposée à la cantine du camp d'instruction et celle de la Pâque juive.

Grossbart et deux de ses coreligionnaires ne comprennent pas pourquoi on les oblige à manger de la nourriture non kasher, qui " a un goût de cendres" pour eux et pourquoi ils ne leur est pas possible de partir en permission pendant la période d'instruction, alors qu'ils sont consignés, pour fêter la pâque juive... un mois après la date officielle il est vrai, dans la famille de Grossbart à Saint Louis.

Grossbart demande une une permission pour lui-même à Marx pour fêter la pâque en famille. Le sergent Marx oppose cette fois-ci un refus catégorique à cette nouvelle demande. Il est excédé :

 " - Grossbart, pourquoi ne pouvez-vous pas être comme les autres ? Pourquoi faut-il que vous soyez planté comme une épine dans le pied ? Pourquoi demandez-vous un traitement spécial ?

- Parce que je suis juif, sergent. Je suis différent. Meilleur ou non. Mais différent."

Grossbart fait le forcing et décide de partir coûte que coûte, sans permission, pour assister au repas du Seider dans sa famille. Grossbart, tourmenté, tiraillé entre deux attitudes, le rappelle et signe sa permission dans un élan de solidarité. Mais il demande à Grossbart de n'en parler à personne. Ce dernier remercie le sergent : " Vous êtes un bon juif, sergent. Vous aimez penser que vous avez le coeur dur, mais au fond vous êtes un brave type. Je le pense vraiment."

Quelques minutes plus tard, Grossbart revient avec Fishbein et Halpern, deux autres jeunes recrues, juifs également, et il demande à Marx de signer une permission pour chacun de ses deux acolytes. Grossbart et les deux autres font un peu de chantage et le sergent Marx cède. Il demande en contrepartie que les trois soldats lui rapportent un morceau de gâteau de la fête religieuse.

Entre temps, Marx apprend que toutes les nouvelles recrues seront envoyées dans le Pacifique après leur période d'instruction. Grossbart, qui aimerait savoir où les soldats de sa compagnie vont être affectés, vient voir le sergent dans sa chambre en prêchant le faux pour connaître le vrai. Marx conscient de la stratégie de Grossbart, lui apprend la future affectation des hommes de la compagnie. Il en profite pour réclamer le morceau de gâteau de pâque promis en contrepartie de la permission accordée. Grossbart lui remet alors un paquet qui s'avère être un pâté aux oeufs qu'on trouve dans les restaurants chinois. Le sergent découvre alors le bobard que les trois soldats lui ont raconté et il éclate : " - Grossbart vous êtes un menteur ! Vous êtes un hypocrite et un escroc. Vous n'avez aucun respect pour quoi que ce soit."

Marx prend conscience qu'il s'est fait manipuler et que la pratique religieuse n'atit qu'un prétexte. Il décide d'organiser la riposte. Il prend connaissance de la liste d'affectation des soldats. Seul un d'entre eux échappe à l'affectation dans le Pacifique : Grossbart. Ce dernier est affecté dans le New Jersey, grâce à du piston.

Le sergent tient sa revanche. Il fait substituer au nom de Grossbart un autre nom en racontant un gros mensonge, comme Grossbart l'avait fait avec lui. Sheldon Grossbart apprend ce qui s'est passé par le sous-officier qui l'avait pistonné, juif également, et il interpelle le sergent en lui demandant des explications. Marx de lui répondre : " - Nous devons apprendre à nous occuper les uns des autres, Sheldon. C'est vous qui l'avez dit. 

- Vous appelez ça vous occuper de moi, ce que vous avez fait ?

- Non, de nous tous." Iui répond le sergent.

Telle est la conclusion de cette histoire.

 

Analyse sommaire

Il parait que Roth, à cause de cette nouvelle, fut accusé d'attiser l'antisémitisme aux Etats-Unis. En réalité la nouvelle pose la question du communautarisme religieux  et des relations entre citoyens au sein d'une démocratie.

Lorsqu'on dispose d'un minimum de pouvoir, peut-on favoriser ceux qui ont les mêmes origines ou les mêmes croyances que soi par rapport à l'ensemble des citoyens ? Cette question très actuelle n'est pas simple à résoudre, car celui qui a un embryon de pouvoir peut être écartelé entre l'application de la règle générale et la défense des intérêts collectifs des personnes de son groupe. Cest le cas du sergent Marx.

Dans la nouvelle, la situation nous montre que des arguments communautaires religieux peuvent masquer d'autres intérêts, totalement individuels. C'est ce qu'incarne le personnage de Grossbart.

La question est posée ici sous l'angle particulier des Juifs pratiquants, en prenant en compte d'une part les obligations religieuses qui s'imposent à eux, et d'autre part les préjugés véhiculés par la société qui faussent la plupart des situations.

Le sergent Marx, incarne l'incertitude des choix de celui qui a un petit pouvoir et qui décide d'aider des soldats juifs comme lui dans la défense de leurs revendications religieuses. Le hic c'est que se cachent derrière ces revendications religieuses des besoins individuels qui n'ont rien à voir avec la religion, du moins pour Grossbart. Marx s'en rend compte et il remet en cause ses propres choix à la lumière des comportements des trois soldats juifs. Il découvre par lui-même que le favoritisme et le piston entre ceux qui appartiennent à la communauté juive ne font qu'engendrer l'injustice et renforcer l'antisémitisme.

On comprend que rien n'est simple dans ce combat entre le coeur et la raison, entre la règle générale et les intérêts particuliers. Comment concilier la règle générale, le respect des croyances et en même temps rester vigilant sur ce qui peut expliquer certains comportements humains. Roth nous invite à nous poser des questions et à prendre du recul sur les relations entre les hommes dans un monde où le communautarisme tend à se développer.

Qui ne s'est pas posé ce genre de question, à un moment de sa vie ?

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26 février 2011 6 26 /02 /février /2011 00:30

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Il s'agit d'un texte court, à mi-chemin entre la nouvelle et le roman, écrit en 1903.

Le personnage central est Erika, une jeune femme qui découvre la vie et qui effleure les choses et les êtres. Elle semble se situer à côté du monde. Lorsqu'elle croise un jeune musicien, dont Stefan Zweig ne nous révèlera jamais le nom, avec qui elle tombe en harmonie, elle découvre peu à peu au coeur d'un quotidien monotone les premiers reliefs de la vie. En fait, elle est embarquée dans un rêve qu'elle ne maîtrise pas. Elle subit cette douce relation, alors que l'homme, le musicien vit pleinement cette rencontre.

Le corps de la jeune femme est impuissant à exprimer son premier élan, elle se contente d'images et de rêves. L'homme, respectueux des convenances et de sa tendre amie n'ira pas au bout de son désir, même s'il l'exprime un instant avec maladresse : "Je l'ai ignoré pendant longtemps . Je ne le sais que depuis peu. Je... je vous désire."

Or, l'effet de cet aveu ne va pas dans le sens espéré. "La sensualité de l'homme tuait l'amour tendre de la jeune fille et ses frissons les plus sacrés. Le bonheur qui avait plané au-dessus de l'obscurité ainsi que de scintillants nuages vespéraux était brisé désormais et la nuit commençait à tomber, lourde et noire dans un silence menaçant, déchirant, impitoyable..."

Le temps passe. L'homme disparait littéralement du récit, mais il reste présent dans le souvenir d'Erika. Celle-ci ne pense plus aux instants de bonheur passés que sous la forme de souvenirs, d'images quelque peu jaunies. Du moins le croit-elle.

Stefan nous montre avec tout l'art de l'analyse qui le caractérise que ce calme apparent cache au plus profond de la jeune femme une passion brûlante et fougueuse qui ne demande qu'à exploser.

" Car elle ne savait pas que la foi en cette grande paix n'est-elle aussi qu'une nostalgie, qu'elle n'est que le désir le plus ardent, le plus constant, qui nous empêche de parvenir à nous-mêmes. Elle croyait avoir vaincu son amour et elle y pendait comme on pense à un mort. Ses souvenirs se paraient de teintes suaves, apaisantes, des épisodes oubliés resurgissaient, et entre la réalité et ses douces rêveries se tissaient des fils secrets qui finirent par s'emmêler de façon inextricable. Car elle rêvait de ce qu'elle avait vécu comme d'un roman étrange et beau, lu il y a longtemps; les personnages réapparaissent lentement et prononcent des paroles connues, et pourtant très lointaines, tous les lieux redeviennent visibles, comme illuminés par un éclair soudain, tout redevient comme autrefois."

Je trouve ce passage extraordinaire, Zweig nous montre avec la finesse qui le caractérise comment le passé qu'on croyait à jamais réduit à l'état de souvenir revient alimenter la flamme du réel d'aujourd'hui, flamme toute intérieure qui ne concerne qu'un seul personnage, Erika.

A l'occasion d'un événement, un concert auquel participe le musicien, Erika libère son imaginaire et ses sensations physiques, elle devient littéralement envoûtée jusqu'à cet instant tragique où l'implacable réalité lui révèle qu'elle est désespérément seule. L'autre, l'objet de son amour n'existe plus. Alors Erika sombre dans le désespoir, elle imagine les choix les plus tragiques pour réaliser son destin, mais elle n'ira pas jusqu'au bout. Elle retournera à sa vie première sans plus aucun espoir de vivre l'amour. Elle se résignera.

" Ainsi s'émietta tout ce qui faisait la vigueur de son âme. La vie s'abattit sur elle ainsi qu'une giboulée de grêle qui détruit semences et fleurs. Elle ne voyait plus devant elle que le vide et les ténèbres, des ténèbres profondes et impénétrables qui cachaient tous les chemins, aveuglaient tous les regards et engloutissaient sans pitié les cris retentissants de détresse. Il n'y avait plus en elle que du silence, un silence morne, absolu, le calme de la mort." Phrase terrible d'un beauté mortelle !

Incommunicabilité entre une femme et un homme, imaginaire déconnecté de la réalité, approche égocentrique de l'autre, décalage entre le sur-moi et les pulsions profondes... que dire de la richesse de ce récit ?

Stefan Zweig a l'art de décrire ces situations où les êtres sont présents l'un à l'autre dans le réel, mais où ils n'arrivent pas à se rencontrer, à vivre pleinement et en même temps leurs sentiments, leurs désirs.

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21 février 2011 1 21 /02 /février /2011 20:05

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J'ai préféré "Un soupçon légitime" au "Voyage dans le passé" de Stefan Zweig.

J'ai éprouvé plus de difficulté à entrer dans le texte et à être "convaincu" par les sentiments "platoniques" qu'expriment les deux personnages principaux des deux côtés de l'océan. Le passé n'est pas le présent et le présent ne peut nous faire revivre, à l'identique, le passé. Le temps s'est écoulé, les souvenirs ne sont pas la réalité. L'amour engloutit la vie, il n'a que faire des souvenirs. Le souvenir de l'amour n'est plus l'amour lui même? L'amour est la magie d'un instant entre deux êtres bien présents, il est hors du temps et lorsqu'on entre à nouveau dans le temps, l'amour a perdu son essence. L'imaginaire ne peut redonner au réel le goût de la vérité de l'amour. L'amour est fugitif, comme le temps d'ailleurs.

Le style de Zweig est toujours aussi peaufiné, aussi précis. Deux passages du récit m'ont fait vibrer.

L'un décrit le départ d'un train, lien entre le présent et le passé, lieu où le rythme lancinant berce l'imagination : "Dehors un sifflet strident retentit, le train se mit à rouler, et son oscillante monotonie, berceau d'acier, le fit tanguer, le replongeant dans ses souvenirs. Oh ! Sombres et interminables années entre autrefois et aujourd'hui, mer grise entre deux rives, entre deux cœurs ! Mais comment cela s'était-il passé ? Un souvenir était là auquel il ne voulait pas toucher, qu'il ne voulait pas se rappeler, cette heure du dernier adieu, l'heure sur le quai de la même ville où il l'avait attendue aujourd'hui, le coeur dilaté. Non, au loin tout ceci, au diable tout cela, ne plus y penser, c'était trop affreux. C'est vers le passé, vers le passé que voltigeaient ses pensées : un autre paysage, une autre époque se déployaient comme en rêve, aimantés par le rapide cliquetis cadencé des roues."

L'autre, à la page 85, texte à la fois lucide et beau, dépeint les hordes brunes qui commencent à envahir l'Empire avant de s'attaquer à l'Europe tout entière. Je ne retiens qu'un passage : " Comme mues par un poing tacticien, les masses marchaient, géométriques ordonnées, tout en maintenant entre elles une distance comme mesurée avec l'exactitude d'un compas et en surveillant leur pas, chaque nerf tendu par la gravité, le regard menaçant, et à chaque fois qu'une nouvelle rangée - vétérans, groupe de jeunes, étudiants - arrivait le long de l'estrade surélevée, où, sans relâche, les coups de tambours s'abattaient en rythme sur l'acier d'une enclume invisible, un même geste de la tête parcourait la foule avec une raideur toute militaire : les nuques se tournaient d'une même volonté, d'un même mouvement, vers la gauche, les drapeaux s'agitaient, comme arrachés à leur cordon, devant le chef qui, le visage pétrifié, accueillait la parade des civils, inflexible."

Je n'en n'ai pas fini avec Stefan Zweig, je continue à explorer une partie de son œuvre.

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21 février 2011 1 21 /02 /février /2011 19:23

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J'avais écrit un texte après ma lecture de " Un soupçon légitime", nouvelle de Stefan Zweig et je ne le retrouve plus. Dommage, car il s'agissait d'impressions à chaud, couchées sur le papier à peine la quatre vingtième page du livre refermée !

Une journée ayant passé, mes impressions auront changé. Le regard sera plus froid. Peu importe, lançons-nous.

D'abord, j'avoue que je lis cette nouvelle pour la seconde fois. L'émerveillement est toujours aussi fort. D'emblée, je suis intrigué par le canal aux eaux calmes, au coeur de la campagne anglaise, trop calme pour ne pas jouer un rôle troublant par la suite. Je ne me suis pas trompé.

Viennent ensuite les personnages. Un couple de retraités d'abord, qui sont les spectateurs-acteurs du récit. Puis un second couple, une femme plutôt effacée et un homme envahissant, Limpley, qui est décrit avec un comportement passionnel permanent. C'est un enthousiaste, un volubile, un démonstratif jusqu'à l'excès.Nos retraités lui offrent un chien, Pronto. Notre homme en fait bientôt son propre maître, il l'adule. L'animal prend conscience de son pouvoir et devient tyran. Il règne sur la maison. Cela dure... Jusqu'au jour ou le fameux Limpley apprend que sa femme va avoir un enfant. Soudain, sa passion change d'objet. Limpley ne se consacre plus qu'au bébé qui va naître, avec sa démesure habituelle. Le chien tombe de son piédestal, il dépérit, il n'est plus rien. D'abord jaloux, il cultive ensuite la haine. L'enfant arrive au monde et arrive ce qui devait arriver. C'est là où le canal, si calme habituellement devient le théâtre du drame. Je n'en dirai pas plus.

Mais Stefan Zweig, malgré la transcription de son récit dans une autre langue, apparaît comme l'un des grands maîtres de la nouvelle. Il décrit à merveille les situations, les sentiments, les passions, leur évolution et leurs conséquences sur ceux qui en sont les victimes ou les spectateurs. Au fil des pages, on assiste à une montée de la tension entre les personnages, humains ou animal, et l'auteur nous plonge en permanence dans le "pressentiment" de ce qui va advenir.

Sa grande originalité dans ce texte est d'avoir joué sur l'anthropomorphisme pour mieux mettre l'accent sur les effets ravageurs de l'expression de sentiments passionnels exacerbés et aveugles.

J'ai beaucoup aimé ce petit texte, tout en délicatesse, en finesse, en subtilité. Mais ce qui est magnifique et inattendu, c'est la chute du récit.

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2 mars 2010 2 02 /03 /mars /2010 17:54


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J'avoue ne pas avoir souvenir d'une nouvelle aussi originale.
En deux mots : un barbier trouve le nez d'un  de ses clients au milieu d'un pain cuit. Le client qui est un personnage falot, le major Kavaliov, très imbu de sa personne, découvre avec horreur la disparition soudaine de son appendice nasal et l'apparation d'une sorte de mini-crêpe à sa place.
Il part à la recherche de son nez. Il le croise dans la rue habillé en conseiller d'Etat etc. Mais il n'arrive pas à mettre la main dessus. Il mène l'enquête auprès de plusieurs personnages tout en dissimulant le grand absent dans un mouchoir. C'est l'occasion pour Gogol de s'en donner à coeur joie et de brosser des croquis féroces des militaires, des fonctionnaires et autres parvenus.
Et puis, comme par enchantement, un beau matin l'appendice réapparait là où il vait disparu et notre auteur d'admettre :
" Voila donc l'histoire survenue dans la capitale septentrionnale de notre vaste empire ! A repasser toute l'affaire, l'on y décèle à présent nombre d'invraisemblanes... Non décidément je n'y comprends goutte ! Mais le plus étrange de tout, le plus incompréhensibel, est que les auteurs puissent choisir de tels sujets. Je le confesse, c'est parfaitement invraisemblable, c'est vraiment... Non et non, cela dépense l'entendement ! ... en fin de compte, si l'on y réfléchit, eh bien... il y a quelque chose... On dira ce que l'on voudra, ces choses-là arrivent. Rarement, mais elles arrivent."
En définitive, j'ai passé un bon moment à lire ce texte, je me suis bien amusé. Aujourd'hui on aurait dit que l'auteur est un peu déjanté. Mais c'est cela qui est séduisant dès lors que ce n'est pas systématique !

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28 février 2010 7 28 /02 /février /2010 11:50

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Stefan Zweig a écrit cette nouvelle à 23 ans. Je suis stupéfait par la maturité de l'auteur et par son sens approfondi de l'observation et de la description.
Le thème principal de la nouvelle est la création artistique, plus exactement la création d'un tableau représentant la Vierge et l'Enfant.
Curieusement, dès les premières pages j'ai établi un parallèle entre le film de Rivette "la Belle Noiseuse" et le texte de Stefan Zweig. Bien entendu ce sont le thème et  les situations qui sont proches, non pas la problématique. "Les Prodiges de la vie" se situent en plein milieu du seizième siècle à Anvers tandis que la Belle Noiseuse se passe à la fin du 20ème siècle.

Ce qui m'a captivé dans ce texte c'est d'abord la qualité des descriptions de la ville d'Anvers, des brumes du Nord dans lesquelles résonnent les sons assourdis et lancinants des cloches des églises." Une nappe de brouillard gris s'était déposée sur Anvers. Elle pesait sur la ville et l'enveloppait d'une toile épaisse. Les maisons ne tardèrent pas à disparaître sous une légère vapeur et les rues se fondaient dans le vague: mais par dessus tout on entendait un tintement, le bourdonnement d'un appel, telle la voie de Dieu à travers les nuages, car les clochers des églises d'où provenait le son étouffé et plaintif des cloches, s'évanouissaient dans cette immense mer de brume qui submergeait la ville et la campagne et couvrait au loin, dans le port, les flots de l'océan agité de sourd grondements..." (p.19)
" Les rues étaient vides et, lorsqu'une silhouette passait, on eût dit une traînée fugitive qui s'évanouissait rapidement dans le brouillard. Ce dimanche matin n'était que lassitude et désolation..." (p.19)

Ces premières pages me font penser à un tableau d'Eugène Boudin ou de William Turner, plutôt qu'à une oeuvre d'un peintre hollandais. Mais il est vrai que ma culture artistique reste très modeste et je ne peux guère ici qu'évoquer des analogies relevant de l'autodidaxie. Qu'on en juge :



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Eugène BOUDIN, Le port d'Anvers vu de la citadelle nord (19ème)


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William TURNER «Yacht approchant de la côte»

Mais comme je le disais, le grand intérêt de ce texte réside dans la description de la création artistique que fait l'auteur. A 23 ans, Zweig nous parle de ce mystère avec un grand talent, et il sait en parler en nous replongeant dans le contexte politico-culturel du 16ème siècle aux Pays-Bas.
Un peintre flamand est chargé par un riche négociant de peindre un tableau de la Vierge qui soit le pendant d'un autre tableau de la Vierge, très réussi, peint par un jeune artiste italien pétri de talent qui est venu exprès à Anvers pour répondre à la première commande du négociant.
Notre peintre local est âgé, il a de l'expérience, mais il n'arrive pas à réaliser ce tableau (d'où la comparaison avec le peintre de "la Belle Noiseuse" de Rivette). Ayant contemplé le tableau du jeune prodige italien, il se remet en question : "L'avenir et le passé s'étaient brusquement ouverts devant lui et le fixaient comme un miroir vide, envahi par l'obscurité et l'ombre". 
Il cherche, il doute, il n'a pas confiance en lui. Zweig dépeint alors avec précision les sentiments du vieux peintre : "Cette torture qu'ils 'infligeait à lui-même ne lui laissait pas un seul jour de répit et le poussait avec une force irrésistible à quitter son atelier, où la toile vide et le matériel soigneusement préparé le persécutaient, telles des voix sarcastiques."
Un jour, alors qu'il déambule dans les rues d'Anvers, il est ébloui par une lumière aveuglante, il rencontre son modèle : "Alors qu'il regardait une fenêtre baignée de soleil, ses yeux venaient d'être frappés de plein fouet par la réverbération de la lumière. Et à travers ce nuage de pourpre et d'or avait surgi, se détachant sur le voile écarlate mouvant, une apparition étrange, un prodigieux miracle : la Madone du jeune peintre, inclinée en arrière avec une expression rêveuse et légèrement douloureuse, comme sur le tableau."  Cette madone qui lui est apparue s'appelle Esther, c'est une jeune fille juive, recueillie par un aubergiste lorsqu'elle était petite et qu'elle échappa à un pogrome (Zweig était juif et ce thème revient très souvent dans son oeuvre).

Plus loin une véritable complicité se noue entre le peintre et la jeune Esther devenue son modèle. Il s'établit un  lien privilégié entre eux, entre le vieil homme à la recherche de son art et une jeune fille qui va bientôt connaître ses premiers désirs, ses premières envies d'être femme (je repense au film de Rivette et aussi à "La jeune fille à la perle" de Webber qui met en scène la relation qui se noue entre Vermeer, le grand peintre flamand, et Griet, sa servante et modèle): "Et bientôt une nécessité secrète lia ces deux êtres, si différents et pourtant si semblables par une certaine ingénuité des sentiments; l'un à qui l'existence avait appris qu'elle n'était au plus profond d'elle-même que clarté et silence, était un homme d'expérience que tous ces jours, toutes ces années avaient rendu modeste; l'autre n'avait pas encore conscience de la vie, parce qu'elle s'était enveloppée dans le tissu obscur de ses rêves et qu'elle accueillait à l'intérieur d'elle-même le premier rayon provenant du monde lumineux et le réfléchissait en un éclat uni et paisible; ils étaient tous deux solitaires parmi les hommes; cela les rendit très proches l'un de l'autre."
Et enfin, plus tard encore, survient la magie de la création : "Ce fut pendant ces journées que le tableau fut réalisé. Ces milliers de gestes tendres le peintre les rassembla en un seul; avec des milliers de regards espiègles, ravis, anxieux, heureux, intenses, il créa le regard d'une mère. Une grande oeuvre empreinte de calme - toute simple - naissait. Un enfant en train de jouer et une jeune fille, la tête penchée tendrement. Mais les couleurs étaient d'une douceur et d'une pureté comme il n'en avait jamais trouvé, et les formes se détachaient, aussi nettes et précises que des arbres sombres sur le flamboiement divin du soir. On eut dit qu'il y avait une lumière intérieure cachée d'où émanait cette clarté mystérieuse, et qu'il soufflait là un air plus délicat, plus caressant et plus pur que dans l'univers tout entier. Rien ici de surnaturel, et pourtant on sentait qu'une mystique secrète de la vie était à l'oeuvre. Pour la première fois, le vieil homme, qui tout au long de sa vie laborieuse d'artiste n'avait cessé de poser avec soin une touche après l'autre, voyait son tableau croître et progresser indépendamment de lui."
Quel beau texte ! Et les pages suivantes sont écrites dans la même veine. Quelle justesse d'observation lorsque une fois le tableau terminé, le peintre est saisi d'un sentiment très différent de ce qu'il vient d'éprouver dans sa phase créatrice : "Et la sérénité qui avait présidé à sa création s'effondra pour laisser la place à un état de crainte, à une angoisse face à sa propre oeuvre, dans laquelle il n'osait plus se reconnaître."
Qui a créé quelque chose un jour a du ressentir la même appréhension qui scelle l'indépendance de l'oeuvre, la rupture du cordon ombilical !
La fin du récit, ou plutôt du conte, est tragique; elle ne fait que mettre en scène la fin de la phase de vie d'une oeuvre artistique. Ce qui me plaît particulièrement ce sont les interrogations mêmes de Zweig, qu'il distille dans les pensées secrètes de son peintre : "Avait-il le droit de se rebeller contre Dieu, parce qu'il ne comprenait pas sa nature ?"

Le Dieu dont il est question, les miracles relatés, la foi et les élans mystiques sont le fruit de la culture religieuse de l'époque, mais derrière les mots apparaissent les interrogations et les réponses apportées par Zweig.
Et son récit devient alors l'illustration d'une merveilleuse histoire des idées, d'une merveilleuse histoire de l'art.

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27 février 2010 6 27 /02 /février /2010 10:11
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J'ai déjà évoqué R.L. STEVENSON, écrivain que j'apprécie, à l'occasion de la représentation d'une adaptation de la pièce " Le cas Jekyll" à Chaillot.
Je reviens vers lui à l'occasion de la lecture d'un petit texte plutôt amusant et sans prétention : "Une apologie des oisifs", paru aux Editions Allia.

Que dit Stevenson ?
Que les oisifs sont systématiquement décriés par les adeptes de la pensée dominante alors que leur présence et leur activité dans le monde est essentielle.
Quant à sa définition de l'oisif elle me plait bien : " c'est celui qui fait l'école buissonnière". Mais attention comprenons nous bien, l'école buissonnière n'est pas une fuite, c'est tout simplement une autre école de la vie, une école de liberté. La prétendue oisiveté ne consiste pas à ne rien faire, mais à faire beaucoup de choses qui échappent aux dogmes de la classe dominante.
La démonstration est limpide. Il en appelle à l'expérience du lecteur, à notre expérience : "Si vous vous repenchez sur votre propre instruction, je suis sûr que ce que vous regrettez, ce ne sont pas les heures passées à faire l'école buissonnière, car elles auront été exaltantes, instructives et bien remplies. Vous préféreriez effacer de votre mémoire le souvenir des heures monotones perdues à somnoler en classe." (p.11)
Quant à ceux qui dénoncent les oisifs, les adeptes de la pensée dominante (et de la rentabiolité à tout va, j'ajouterai), Stevenson les dépeint avec une cruauté plus qu'efficace : "Il existe une catégorie de morts-vivants dépourvus d'originalité qui ont à peine conscience de vivre s'ils n'exercent pas quelque activité conventionnelle. Emmenez ces gens à la campagne, ou en bateau, et vous verrez comme ils se languissent de leur cabinet de travail. Ils ne sont curieux de rien; ils ne se laissent jamais frapper par ce que le hasard met sur leur chemin; ils ne prennent aucun plaisir à exercer leurs facultés gratuitement; à moins que la Nécessité ne les pousse à coups de trique, ils ne bougeront pas d'un pouce. Rien ne sert de parler à des gens de cette espèce: ils ne savent pas rester oisifs, leur nature n'est pas assez généreuse." (p.18)
Plus loin, il poursuit avec la même vergue : "Comme si l'âme humaine n'était déjà pas assez limitée par nature, ils ont rendu la leur plus petite et plus étriquée encore par une vie de travail dépourvue de toute distraction. Et voilà soudain qu'ils se retrouvent à quarante ans, apathiques, incapables d'imaginer la moindre façon de s'amuser, et sans deux pensées à frotter l'une contre l'autre en attendant le train. S'il avait eu trois ans, notre homme aurait escaladé les caisses. S'il en avait eu vingt, il aurait regardé les filles. Mais maintenant la pipe est fumée, la tabatière est vide, et le voilà assis sur un banc, raide comme un piquet, avec des yeux de chien battu. Ce n'est pas vraiment ce que j'appelle réussir sa vie." (p.19)
Superbe et tellement féroce !
Stevenson en appelle donc à faire l'école buissonnière celle qui nous incite à prendre du temps, à observer, à regarder les autres et à s'instruire des choses du monde en fréquentant le monde, à prendre son plaisir comme il vient et à ne pas succomber au mercantilisme et à la pensée unique.
Merci M. Stevenson pour ces bons conseils !
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Luis Sepulveda, " L'ombre de ce que nous avons été ", Métailié editeur, p. 148

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