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11 février 2010 4 11 /02 /février /2010 15:34

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Voilà un récit comme je les aime. Je l’ai lu d’une traite, il est vrai qu’il s’agit d’une nouvelle. Mais c’est du grand art. L’action se passe à Paris, à Saint-Germain des Prés, on parle du Café de Flore, on reconnaît certains personnages germanopratins parfois mélangés avec des égéries new-yorkaises - la fameuse marquise Tica, qui était en réalité la baronne Pannonica « Nica » de Koenigswarter, fille d'un Rothschild amateur de papillons. Julio Cortazar nous entraîne dans le monde du jazz, celui de Charlie Parker, de Miles Davis et d’autres encore. Bien que le personnage principal saxophoniste alto de génie s’appelle Johnny Carter, tous ses traits de caractère sont empruntés à Bird. Quand au narrateur il a pour initiales B.V., c’est un amoureux du be bop qui parle de Delaunay et qui pourfend Panassié le « satrape de Montauban », les connaisseurs apprécieront !

Ce qui me plait dans ce livre, outre son rythme (ce qui est normal pour un livre ayant pour thème le jazz !), c’est cette tentative sans cesse avortée de découvrir l’autre dans sa substance, dans sa réalité intime. Mais l’autre se connaît-il lui-même ? Mesure t-il la portée de ce qu’il joue, de ce qu’il invente, de ce qu’il crée, de ce qu’il improvise ?
Pour mettre en évidence cette problématique, Cortazar a écarté de son imagination les personnages de type « intellectuel de haute volée » comme chez Thomas Mann (voir l'interview ci-dessus). Il lui fallait ancrer son questionnement dans un homme à la fois simple, voire médiocre sous certains aspects, mais qui à certains moments ressentait le désir d'un réel n’ayant rien à voir avec le nôtre, et pourquoi pas d’un surréel accessible uniquement aux créateurs de génie par la voie du désir.
Tout le livre repose sur l’échange impossible entre un musicien qui vit dans la misère, dans l’enfer de la drogue et un homme ordinaire, critique de jazz, qui a conscience de se trouver en face d’un génie, mais d’un génie qui s’ignore. Lui le musicien ne se voit pas comme un génie, il souffre, il cherche, il se débat dans un quotidien difficile. Chacun l’aide ou croit l’aider à sa façon… Lui il joue du saxo-alto et c'est à ce moment là qu'il respire, qu'il devient ce qu'il est comme dirait Nietsche …
Ce qui m’a fasciné dans ce livre ce sont les problèmes soulevés par Cortazar : la perception du temps, la création artistique, les relations homme-femme, le jazz, les théories du jazz, la drogue, l’alcool, la déchéance et finalement la solitude et la mort.
Tous ces thèmes sont évoqués avec émotion tantôt avec réalisme, tantôt dans le cadre d’une quête mystique. C’est très beau.
Je ne peux résister au plaisir de reproduire ci-dessous quelques passages extraordinaires :
« La musique me sortait du temps ; enfin c’est une façon de parler, si tu veux savoir ce que je sentais réellement, je crois plutôt que la musique me mettait dans le temps. Mais un temps qui n’a rien à voir avec… bon, avec nous, si tu veux. » p. 18 (Edit. Folio Gallimard)
« J’étais en train de dire que dès que j’ai commencé à jouer, tout môme, je me suis aperçu que le temps changeait. J’ai raconté ça une fois à Jim et il m’a dit que tout le monde éprouve la même chose dès qu’on commence à s’abstraire… C’est ce qu’il a dit « Dès qu’on commence à s’abstraire. » Mais je ne m’abstrais pas moi, quand je joue. Je change simplement d’endroit. C’est comme dans l’ascenseur : tu es là, tu parles avec des gens, tu ne sens rien d’extraordinaire et pendant ce temps tu passes le premier étage, le dixième, le vingtième et la ville reste là-bas, dans le fond et toi tu es en train de finir la phrase que tu avais commencée au rez-de-chaussée, et entre les premiers mots et les derniers, il y a cinquante deux étages. J’ai compris quand j’ai commencé à jouer que j’entrais dans un ascenseur mais c’était l’ascenseur du temps, tu saisis ? » p. 20
« Pourquoi suis-je incapable de faire comme Johnny, pourquoi suis-je incapable de me jeter la tête la première contre un mur ? J’oppose minutieusement les mots à la réalité qu’ils prétendent me décrire, je m’abrite derrière des considérations et des doutes qui ne sont que stupide dialectique. Il me semble comprendre pourquoi la prière veut que l’on tombe instinctivement à genoux. Le changement de position c’est le symbole d’un changement dans la voix, dans ce que l’on va dire, dans ce qui est dit. Quand j’en arrive à ce point de compréhension, les choses qui m’avaient paru arbitraires une seconde auparavant se chargent d’un sens profond, se simplifient extraordinairement et en même temps se creusent. Ni Art ni Marcel n’ont compris que ce n’est pas par simple folie que Johnny a enlevé ses chaussures hier au studio d’enregistrement. Il avait besoin à ce moment là, de sentir le sol sous ses pieds, de toucher la terre que sa musique confirme plutôt qu’elle ne fuit. Car je sens cela aussi dans Johnny, il ne fuit rien, il ne se drogue pas pour fuir comme la majorité des drogués, il ne joue pas du saxo pour s’abriter derrière la musique, il ne passe pas plusieurs semaines dans les hôpitaux psychiatriques pour se mettre à l’abri de pressions qu’il est incapable de supporter. Son style même, qui est la part du plus authentique de lui-même, prouve que son art n’est pas une substitution ni une façon de se compléter. Johnny a abandonné le langage hot parce que ce langage violemment érotique était trop passif pour lui. Chez lui le désir s’oppose au plaisir et l’en frustre parce que le désir le force à aller de l’avant et l’empêche de considérer comme des audaces les trouvailles du jazz traditionnel. C’est pour cela, je crois, que Johnny n’aime pas beaucoup les blues ou le masochisme et les nostalgies… Mais j’ai parlé de tout cela dans mon livre, et j’ai montré comment le renoncement à la satisfaction immédiate avait amené Johnny à l’élaboration d’un nouveau langage qu’il poussait aujourd’hui, avec d’autres musiciens, jusque dans ses derniers retranchements. C’est un jazz qui rejette tout érotisme facile, tout wagnérisme, si je puis dire, et qui se situe sur un plan désincarné où la musique se meut enfin en toute liberté comme la peinture délivrée du représentatif peut enfin n’être que peinture. Mais une fois maître de cette musique qui ne facilite ni l’orgasme ni la nostalgie, cette musique que j’aimerais pouvoir appeler métaphysique, Johnny semble vouloir l’utiliser pour s’explorer lui-même, pour mordre à la réalité qui lui échappe un peu plus chaque jour. C’est en cela que réside le haut paradoxe de son style, son agressive efficacité. Incapable de se satisfaire, il est un éperon perpétuel, une construction infinie qui ne trouve pas son plaisir dans l’achèvement mais dans l’exploration sans cesse reprise, l’emploi de facultés qui dédaignent ce qui est immédiatement humain sans rien perdre de leur humanité. »
Quel beau texte ! On peut même se demander si Cortazar ne parle pas de lui-même comme créateur. En réalité n'est-il pas à la fois Carter et B.V. (Bruno) ?
Lorsqu’il parle de peinture je ne peux m’empêcher à Nicolas de Staël qui devait être en prise avec la même quête et qui n’arrivant pas à réaliser ce qu’il souhaitait a décidé d’en finir avec la vie. Pour Johnny Carter - pour Charlie Parker - cette longue descente aux enfers éclairée par quelques moments de génie ne participe t-elle pas de la même démarche ? L’homme qui cherche avec talent, exigence et acuité ne bute-t-il pas sur ses propres limites ?
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Luis Sepulveda, " L'ombre de ce que nous avons été ", Métailié editeur, p. 148

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