Roman bref, brillant qui se déroule au Japon. Témoignage d’une rupture entre deux êtres qui s’aiment mais qui ne se supportent plus.
Chez Toussaint, il y a le style et encore le style. Epoustouflant ! Je crois qu’on peut définir ce style par ce qu’il n’est pas, plutôt que par ce qu’il est. Ce n’est pas un style qui dissèque le réel, ce n’est pas non plus un style qui glisse sur le réel. C’est un style qui fait du roman « la » réalité. La seule réalité nécessaire de l’instant, la réalité romanesque, une réalité vraie qui efface d’une manière éphémère, mais avec intensité l’autre réalité, celle du quotidien, celle que l’on aime fuir grâce à son imaginaire.
Le style de Toussaint fait du lecteur une sorte de voyeur, un personnage témoin de la réalité qui n’appartient qu’à Marie et au narrateur. D’où un certain malaise parfois dans la lecture. Comme Marie, comme celui qui parle, nous sommes dans cette chambre d’hôtel, véritable prison au cœur d’une mégalopole qui peut à chaque instant vaciller sur elle-même. Toussaint décrit parfaitement cette sensation d’être au coeur d’une civilisation où rien n’est laissé au hasard où à chaque instant nous sommes guidés dans nos trajets, dans nos consommations, dans nos habitudes de vie et où notre seule liberté est de choisir entre des pictogrammes vert ou rouge, où à chaque instant nous sommes suivis par des caméras furtives qui nous voient sans être vues ou qui permettent à d’autres de nous voir sans que nous le sachions. Parfois même ces petites boîtes font de celle qu’on aime un personnage lointain, inatteignable, capable de se démultiplier, d’apparaître et de disparaître comme un fantôme et qui pourtant est là, tout proche.
Au milieu de tout cela, de ces grands immeubles, des ces lumières artificielles, de ces migrations quotidiennes, des millions de personnes empruntent chaque jour des milliers de kilomètres de couloirs où arrivent encore à s’abriter dans des carapaces en carton les parias de la société, peut-être les seuls qui ont encore l’apparence d’être humains dans ce monde robotisé à l’extrême où on ne vend que du kitch et du virtuel.
Marie et son mec, surnagent dans ce monde, sans pour autant en être prisonniers. D’un côté ils surfent sur la vague de cet univers marchand sans être dupes, de l’autre ils se heurtent à ses facettes les plus glaciales, les plus inhumaines symbolisées par des murs de béton qui subissent les assauts des éléments : la pluie, le vent, le tremblement de terre…
Soudain le lecteur découvre l’extrême vulnérabilité de ces tours transparentes, de ces lumières multicolores, de ces trains parcourant les îles à une vitesse vertigineuse. Tout cela peut s’écrouler à tout moment comme un château de cartes.
Cette atmosphère anxiogène, oppressante de la mégalopole révèle le sentiment profond des deux personnages principaux éprouvant l’un l’autre une difficulté chaque jour plus forte à vivre leur amour à chaque instant.
Tokyo, cité surhumaine et surpeuplée contraste avec le climat brumeux, historique, apaisant de Kyoto. Terre d’exil indispensable pour le héros en quête de solitude qui donne du relief à cet amour en cage révélateur d’une dépendance dont chacun sent la nécessité de s’abstraire.
Mais elle et lui ne vivent pas dans le même rythme. Lui semble pressé par l’angoisse du temps qui passe, elle, peut et veut encore attendre le moment où le lien se dénouera.
Restent les symboles, les obsessions, la sensualité extrême, l’ambiance nocturne, la pluie fouettant les corps mal protégés, le tremblement de terre qui suspend le temps… qui donnent à ce roman son rythme, sa musique, sa réalité.
Bref tout l’art de Jean-Philippe Toussaint.