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28 février 2010 7 28 /02 /février /2010 11:50

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Stefan Zweig a écrit cette nouvelle à 23 ans. Je suis stupéfait par la maturité de l'auteur et par son sens approfondi de l'observation et de la description.
Le thème principal de la nouvelle est la création artistique, plus exactement la création d'un tableau représentant la Vierge et l'Enfant.
Curieusement, dès les premières pages j'ai établi un parallèle entre le film de Rivette "la Belle Noiseuse" et le texte de Stefan Zweig. Bien entendu ce sont le thème et  les situations qui sont proches, non pas la problématique. "Les Prodiges de la vie" se situent en plein milieu du seizième siècle à Anvers tandis que la Belle Noiseuse se passe à la fin du 20ème siècle.

Ce qui m'a captivé dans ce texte c'est d'abord la qualité des descriptions de la ville d'Anvers, des brumes du Nord dans lesquelles résonnent les sons assourdis et lancinants des cloches des églises." Une nappe de brouillard gris s'était déposée sur Anvers. Elle pesait sur la ville et l'enveloppait d'une toile épaisse. Les maisons ne tardèrent pas à disparaître sous une légère vapeur et les rues se fondaient dans le vague: mais par dessus tout on entendait un tintement, le bourdonnement d'un appel, telle la voie de Dieu à travers les nuages, car les clochers des églises d'où provenait le son étouffé et plaintif des cloches, s'évanouissaient dans cette immense mer de brume qui submergeait la ville et la campagne et couvrait au loin, dans le port, les flots de l'océan agité de sourd grondements..." (p.19)
" Les rues étaient vides et, lorsqu'une silhouette passait, on eût dit une traînée fugitive qui s'évanouissait rapidement dans le brouillard. Ce dimanche matin n'était que lassitude et désolation..." (p.19)

Ces premières pages me font penser à un tableau d'Eugène Boudin ou de William Turner, plutôt qu'à une oeuvre d'un peintre hollandais. Mais il est vrai que ma culture artistique reste très modeste et je ne peux guère ici qu'évoquer des analogies relevant de l'autodidaxie. Qu'on en juge :



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Eugène BOUDIN, Le port d'Anvers vu de la citadelle nord (19ème)


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William TURNER «Yacht approchant de la côte»

Mais comme je le disais, le grand intérêt de ce texte réside dans la description de la création artistique que fait l'auteur. A 23 ans, Zweig nous parle de ce mystère avec un grand talent, et il sait en parler en nous replongeant dans le contexte politico-culturel du 16ème siècle aux Pays-Bas.
Un peintre flamand est chargé par un riche négociant de peindre un tableau de la Vierge qui soit le pendant d'un autre tableau de la Vierge, très réussi, peint par un jeune artiste italien pétri de talent qui est venu exprès à Anvers pour répondre à la première commande du négociant.
Notre peintre local est âgé, il a de l'expérience, mais il n'arrive pas à réaliser ce tableau (d'où la comparaison avec le peintre de "la Belle Noiseuse" de Rivette). Ayant contemplé le tableau du jeune prodige italien, il se remet en question : "L'avenir et le passé s'étaient brusquement ouverts devant lui et le fixaient comme un miroir vide, envahi par l'obscurité et l'ombre". 
Il cherche, il doute, il n'a pas confiance en lui. Zweig dépeint alors avec précision les sentiments du vieux peintre : "Cette torture qu'ils 'infligeait à lui-même ne lui laissait pas un seul jour de répit et le poussait avec une force irrésistible à quitter son atelier, où la toile vide et le matériel soigneusement préparé le persécutaient, telles des voix sarcastiques."
Un jour, alors qu'il déambule dans les rues d'Anvers, il est ébloui par une lumière aveuglante, il rencontre son modèle : "Alors qu'il regardait une fenêtre baignée de soleil, ses yeux venaient d'être frappés de plein fouet par la réverbération de la lumière. Et à travers ce nuage de pourpre et d'or avait surgi, se détachant sur le voile écarlate mouvant, une apparition étrange, un prodigieux miracle : la Madone du jeune peintre, inclinée en arrière avec une expression rêveuse et légèrement douloureuse, comme sur le tableau."  Cette madone qui lui est apparue s'appelle Esther, c'est une jeune fille juive, recueillie par un aubergiste lorsqu'elle était petite et qu'elle échappa à un pogrome (Zweig était juif et ce thème revient très souvent dans son oeuvre).

Plus loin une véritable complicité se noue entre le peintre et la jeune Esther devenue son modèle. Il s'établit un  lien privilégié entre eux, entre le vieil homme à la recherche de son art et une jeune fille qui va bientôt connaître ses premiers désirs, ses premières envies d'être femme (je repense au film de Rivette et aussi à "La jeune fille à la perle" de Webber qui met en scène la relation qui se noue entre Vermeer, le grand peintre flamand, et Griet, sa servante et modèle): "Et bientôt une nécessité secrète lia ces deux êtres, si différents et pourtant si semblables par une certaine ingénuité des sentiments; l'un à qui l'existence avait appris qu'elle n'était au plus profond d'elle-même que clarté et silence, était un homme d'expérience que tous ces jours, toutes ces années avaient rendu modeste; l'autre n'avait pas encore conscience de la vie, parce qu'elle s'était enveloppée dans le tissu obscur de ses rêves et qu'elle accueillait à l'intérieur d'elle-même le premier rayon provenant du monde lumineux et le réfléchissait en un éclat uni et paisible; ils étaient tous deux solitaires parmi les hommes; cela les rendit très proches l'un de l'autre."
Et enfin, plus tard encore, survient la magie de la création : "Ce fut pendant ces journées que le tableau fut réalisé. Ces milliers de gestes tendres le peintre les rassembla en un seul; avec des milliers de regards espiègles, ravis, anxieux, heureux, intenses, il créa le regard d'une mère. Une grande oeuvre empreinte de calme - toute simple - naissait. Un enfant en train de jouer et une jeune fille, la tête penchée tendrement. Mais les couleurs étaient d'une douceur et d'une pureté comme il n'en avait jamais trouvé, et les formes se détachaient, aussi nettes et précises que des arbres sombres sur le flamboiement divin du soir. On eut dit qu'il y avait une lumière intérieure cachée d'où émanait cette clarté mystérieuse, et qu'il soufflait là un air plus délicat, plus caressant et plus pur que dans l'univers tout entier. Rien ici de surnaturel, et pourtant on sentait qu'une mystique secrète de la vie était à l'oeuvre. Pour la première fois, le vieil homme, qui tout au long de sa vie laborieuse d'artiste n'avait cessé de poser avec soin une touche après l'autre, voyait son tableau croître et progresser indépendamment de lui."
Quel beau texte ! Et les pages suivantes sont écrites dans la même veine. Quelle justesse d'observation lorsque une fois le tableau terminé, le peintre est saisi d'un sentiment très différent de ce qu'il vient d'éprouver dans sa phase créatrice : "Et la sérénité qui avait présidé à sa création s'effondra pour laisser la place à un état de crainte, à une angoisse face à sa propre oeuvre, dans laquelle il n'osait plus se reconnaître."
Qui a créé quelque chose un jour a du ressentir la même appréhension qui scelle l'indépendance de l'oeuvre, la rupture du cordon ombilical !
La fin du récit, ou plutôt du conte, est tragique; elle ne fait que mettre en scène la fin de la phase de vie d'une oeuvre artistique. Ce qui me plaît particulièrement ce sont les interrogations mêmes de Zweig, qu'il distille dans les pensées secrètes de son peintre : "Avait-il le droit de se rebeller contre Dieu, parce qu'il ne comprenait pas sa nature ?"

Le Dieu dont il est question, les miracles relatés, la foi et les élans mystiques sont le fruit de la culture religieuse de l'époque, mais derrière les mots apparaissent les interrogations et les réponses apportées par Zweig.
Et son récit devient alors l'illustration d'une merveilleuse histoire des idées, d'une merveilleuse histoire de l'art.

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commentaires

M
<br /> Je suis a la recherche de la traduction anglaise de ce livre "Les Prodiges de la Vie" de Stefan Zweig. En connaisseriez-vous le titre ?<br /> <br /> Merci de votre temps, Maria Valois<br /> <br /> <br />
Répondre
G
<br /> <br /> Les Prodiges de la vie est une nouvelle de Stefan Zweig publiée pour la première fois en 1904 au sein du recueil de nouvelles, paru sous le titre L'Amour d'Erika Ewald. En anglais donc : The Love of Erika Ewald.<br /> <br /> <br /> Bonne lecture.<br /> <br /> <br /> GM<br /> <br /> <br /> <br />

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Luis Sepulveda, " L'ombre de ce que nous avons été ", Métailié editeur, p. 148

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