
Interview
. C.J. : "L’homme à l’affût" (publié avec quatre autres nouvelles réunies sous le titre "Les armes secrètes" en 1959) est une longue histoire dans laquelle le personnage principal, quelques moments de son existence, sa mort, ont été inspiré par la vie et l’œuvre de Charlie Parker ; la première épigraphe ne laisse aucun doute ; pourquoi cette nouvelle qui n’est pas dans le même esprit « fantastique » que les autres histoires du livre ?
- J.C. : C’est une belle question pour moi, et je crois qu’elle mérite une réponse un peu développée; j’imagine que vous qui connaissez mon œuvre mieux que moi, j’ai tendance à l’oublier, vous vous êtes aperçu que "L’ homme à l’affût" est un peu une petite "Marelle"; c’est un prélude à "Marelle"; dans les deux cas, le personnage central est un homme qui n’est pas un génie, c’est un homme assez médiocre, aux moyens limités, mais qui possédé par une espèce d’anxiété, d’angoisse, de recherche de métaphysique; il veut crever les portes de l’au-delà; c’est le cas de Johnny Carter et d’Oliveira ; je n’aurais pas pu écrire ce roman si je n’avais pas écrit cette nouvelle auparavant; quand j’ai écrit "L’homme à l’affût" j’étais dans une impasse à cause d’un problème qui me hantait : chaque fois que j’imaginais le personnage je tombais dans le système de Thomas Mann qui s’est toujours choisi des héros intellectuels de haut niveau comme dans "La montagne magique" ou "Doktor Faustus" par exemple; ce sont des hommes qui réfléchissent comme des génies avec des problèmes métaphysiques; mon problème était tout autre, il était celui de montrer un homme de la rue, un homme tout à fait moyen mais qui avait en lui cette soif d’absolu; je ne trouvais pas mon personnage, j’avais pensé imaginer un peintre, un écrivain, cela ne me plaisait pas.
A ce moment je venais de découvrir Charlie Parker dont les premiers disques 78 tours arrivaient en Argentine; je l’aimais énormément alors qu’il était haï et banni par les amateurs de traditionnel; j’étais dérouté au début mais après plusieurs écoutes je me suis aperçu que c’était un génie; je quittai l’Argentine en 1951; quand j’arrivai à Paris je ne savais rien de lui malgré l’image que j’en avais car je ne l’ai jamais vu; un jour en lisant un numéro de Jazz-Hot, j’ai pris connaissance de sa mort et de sa biographie; j’ai trouvé un homme angoissé tout au long de sa vie, non seulement par des problèmes matériels, celui de la drogue, mais par ce que j’avais cru ressentir dans sa musique, ce désir de rompre les barrières comme s’il cherchait autre chose, aller de l’autre côté et je me suis dit : c’est lui, mon personnage, c’est lui que je cherchais; je ne pouvais pas écrire son nom, je n’en avais pas vraiment le droit, j’ai fait un clin d’œil au lecteur dans la dédicace; j’ai changé le nom mais une bonne partie des anecdotes se sont passées réellement, l’histoire du Café de Flore quand il s’est agenouillé devant la table, quand il a mis le feu à un hôtel, cela est vrai; cela se passait à New York bien sûr, pas à Paris; j’ai donc pris les données biographiques, j’ai mis l’action à Paris que je connais bien alors que je connais mal New York… et la nouvelle était lancée….
. C.J. : Il y a une phrase que vous lui faites dire : « ce solo-là, je l’ai déjà joué demain » .
- J.C. : Je ne saurai jamais comment j’ai pu écrire cela parce que j’écris la plupart de mes nouvelles dans une espèce d’état second, j’ai un peu honte de les signer ; je signe volontiers mes romans, c’est plus travaillé, plus pensé bien qu’il y ait des moments où je pars dans l’inconnu, cela se remarque très souvent, mais dans les nouvelles tout arrive en bloc, comme cela, je ne connais même pas la fin je ne connaissais pas la fin de celle-ci, cela s’est fait par soi-même, en route; je ne sais pas pourquoi et comment j’ai écrit cette phrase mais je crois qu’elle correspond très bien à l’angoisse de Parker parce qu’il y a chez lui une lutte contre le temps; il y a cet épisode où il se rend compte de l’abolition du temps ordinaire, où i découvre dans le métro, en voyageant, que pendant une minute et demi il a eu des pensées qui prendraient un quart d’heure, ceci m’est arrivé personnellement; je suis fasciné par le métro, pour moi c’est un lieur de passage, de passage dans un sens très métaphysique; les ponts, les tramways, les autobus et surtout le métro qui est en dessous me hantent, c’est une relation avec les enfers au sens grec du passage…